Pages d’histoire contemporaine/Chapitre III

Plon-Nourrit et Cie (p. 10-14).

L’ESPAGNE ET SES FILLES


1er septembre 1902.

Mirabeau plaisantait déjà ceux qui, de son temps, annonçaient périodiquement l’irrémédiable décadence et la chute prochaine de l’Angleterre. Ce genre de prédictions est toujours en vogue : nombreuses sont les chutes et décadences promises à la curiosité contemporaine. Il y a d’abord cette même Angleterre qui met vraiment bien du temps à tomber ; mais cela ne décourage pas les prophètes. Il y a aussi l’Italie qui, dès qu’elle se fut unifiée, se vit condamnée à la ruine, au morcellement et à toutes sortes d’autres calamités ; ce qui ne l’empêche pas de se porter assez bien. Il y a surtout l’Espagne vouée, depuis l’avènement d’Alphonse XII, à une sanglante et inévitable révolution.

Alphonse XII a régné ; il est mort. Sa veuve est devenue régente ; la régence a duré, elle a pris fin. Alphonse XIII règne. Trente ans bientôt — près d’un tiers de siècle — ont passé sur cette monarchie qui n’avait à vivre que l’espace d’un matin, et rien n’annonce encore la catastrophe. Inutile de rappeler, n’est-ce pas, tout ce qui s’est produit dans l’intervalle ? Le régime qui a survécu à la perte de Cuba et des Philippines n’est tout de même pas un château de cartes.

Mais le fût-il et dût-il s’écrouler demain… Après ?… Est-ce que le roi du Portugal et le sultan du Maroc se partageraient avec la République française le sol de la Péninsule ?… L’indépendance espagnole est à l’abri de par la géographie et c’est l’histoire qui s’est chargée d’assurer la sécurité de la civilisation espagnole en en répartissant le trésor entre l’Espagne et ses filles.

Elles sont vingt-deux, parmi lesquelles trois ont épousé des étrangers et deux sont à marier. Considérons, si vous le voulez, Cuba, Porto-Rico, les Philippines, les Mariannes et les Carolines comme définitivement soustraites à l’influence du génie castillan — et voilà qui est bien vite dit ! — il reste encore dix-sept sœurs qui paraissent, celles-là, endurcies dans le célibat et en état de tenir tête aux prétendants ; elles forment un groupe compact dont la superficie dépasse celle de l’Europe entière et dont le chiffre de population atteint celui de l’Autriche-Hongrie, mais avec une densité moyenne de trois à quatre habitants par kilomètre carré, en regard des quarante habitants qui forment la moyenne du vieux monde. Toutes les richesses du globe, on peut le dire, s’y trouvent accumulées : métaux, pierres précieuses, épices, graines, essences rares, matières premières des industries de luxe. L’élevage et la culture, les exploitations minière et forestière n’y donnent pas encore le sixième du rendement exigible. Un climat sain et varié, des côtes hospitalières, une orographie et une hydrographie de premier ordre complètent l’heureuse physionomie de ces régions privilégiées. Comparez la parcimonie dont la nature a usé envers l’Asie et l’Afrique avec la générosité dont elle a fait preuve à l’égard de l’Amérique du Sud, et vous serez tenté de placer là l’Eden perdu par la faute de nos premiers parents.

L’œuvre des hommes pourtant y fut bestiale et sanguinaire. L’indéniable grandeur des vice-royautés qui y succédèrent à des empires inconnus ne put effacer les horreurs de la conquête ni compenser la pesanteur d’un joug qui semblait avoir été inutilement cruel. Qu’avait gagné l’Espagne à tant de sang répandu ? Sa coûteuse domination n’avait pas même su tirer de ce sol vierge toutes les fortunes dont il était capable. La haine de son nom, une haine aussi durable que justifiée, voilà tout ce que lui rapportait, en fin de compte, sa sanglante moisson. Ainsi raisonnait-on vers 1850, et il faut reconnaître que la sévérité du jugement s’expliquait et que, dans son désastre immense, l’Espagne d’alors ne pouvait avoir d’amis.

Aujourd’hui, le kaléidoscope géant qu’est notre univers nous présente une vue différente des mêmes événements et, sans qu’il convienne d’absoudre pour cela le passé, nous constatons que l’œuvre fut moins superficielle et moins néfaste qu’on ne l’avait cru. L’hispanisation de l’Amérique du Sud apparaît si profonde et si totale que l’on demeure interdit devant la puissance de cette civilisation dont le prestige n’a pas été éclipsé par celui de la liberté, et dont aucun crime n’a réussi à ternir le somptueux rayonnement.

Ce n’est pas d’hier sans doute que date le rapprochement, mais il ne s’est accentué que depuis la guerre de Cuba. En vain l’illustre Castelar s’en était-il fait le précurseur. Plus encore que les rancunes transatlantiques, l’attitude boudeuse et hautaine de la mère patrie barrait la route aux sympathies renaissantes. Elle n’avait consenti qu’à partir de 1836 à reconnaître le fait accompli et, en 1866, elle guerroyait de nouveau contre le Chili et le Pérou. Mais l’obstacle principal provenait de sa présence à Cuba. Il y avait là pour les jeunes républiques comme un vivant rappel des misères jadis endurées et des outrages subis ; l’île infortunée évoquait sans cesse devant ses sœurs émancipées le souvenir de leurs propres malheurs. Si Cuba n’avait dû sa liberté qu’à l’une d’elles ou si elle était parvenue à s’affranchir toute seule, les rancunes ne se fussent point évanouies si vite ; mais le secours étranger eut pour effet de les disperser comme la brise du large chasse les nuées. Les défaites infligées par l’Anglo-Saxon aux vieilles couleurs d’Espagne retentirent d’un bout à l’autre de l’Amérique espagnole et y réveillèrent la fibre engourdie du sentiment héréditaire. Définitivement chassée de ses antiques possessions, affaiblie et appauvrie, l’Espagne eut la gloire de rentrer dans le cœur de ses filles.

Certes, aucune d’elles ne songe à aliéner la plus petite parcelle d’une indépendance laborieusement conquise et jalousement défendue. Les nationalités écloses à la voix d’un Bolivar continueront de se développer sans entraves. Mais au-dessus des nationalités, la race a retrouvé son unité et l’a proclamée. Les drapeaux ont échangé leurs saluts ; les escadres, leurs visites. Les soldats ont fraternisé et des hymnes nationaux on a fait disparaître les strophes ardentes qui soufflaient la haine. Toute l’Amérique espagnole a participé par ses représentants aux fêtes de la majorité d’Alphonse xiii et précédemment ses délégués, assemblés à Madrid, avaient arrêté le programme des échanges et des collaborations pacifiques de l’avenir.

C’est un fait immense que le rapprochement de soixante-trois millions d’hommes qui parlent la même langue, professent la même religion, se réclament des mêmes légendes et vivent du même esprit. De nos jours, de pareils rapprochements ont déjà exercé leur action sur la marche des choses et les conséquences en ont surpris l’univers. Jamais pourtant ils ne s’étaient opérés sous des auspices aussi favorables. Dans l’empire britannique, si robuste d’aspect, les Français d’Amérique et les Hollandais d’Afrique forment des éléments distincts dont le concours est loyal mais dont la personnalité subsiste entière. Aucune fusion n’est réalisable de ce côté : le Cap et le Canada demeureront, quoi qu’il arrive, des États mixtes. L’Inde est un facteur plus hétérogène encore et, quand bien même les Hindous ne jouent dans la direction de l’empire qu’un rôle en quelque sorte négatif, ses progrès dépendent pour une large part de leur sagesse et de leur fidélité. La diversité des confessions religieuses est extrême ; celle des formes politiques, à y regarder de près, n’est pas moins grande.

En face du monde anglo-saxon qui paraît puiser dans sa variété même une élasticité singulière, le monde espagnol se dessine en parfait contraste. Une heureuse proportion s’y révèle dans la répartition des forces ; l’équilibre n’en est menacé ni par la mère patrie ni par aucune de ses filles. Le cachet national s’y répand sur toutes choses : Madrid, Mexico, Santiago, Buenos-Ayres, Lima sont les métropoles d’un commun hispanisme. Tout y est en retard, mais tout y progresse d’une manière uniforme. Commerce, croyances, éducation, gouvernement, littérature, sciences, — l’ensemble de la vie publique et privée donne l’impression d’un travail faible mais harmonieux, d’un développement lent mais simultané.

Par contre, les contacts de frontières sont innombrables et les disputes intestines toujours à craindre. Et enfin deux périls extérieurs chargent l’horizon. Il y a, d’une part, l’ombre portée des États-Unis dont un réveil du monroïsme peut ranimer les redoutables appétits ; de l’autre, l’inquiétant Brésil introduit comme un coin géant au sein de l’Amérique espagnole, proie tentante pour la colonisation européenne. Dans tous les cas, le génie espagnol a de l’espace devant lui ; il pourra se manifester librement, et voilà sans doute de quoi réjouir la fierté juvénile du prince vers qui s’élèvent tant de sympathies et de vœux. Si le roi d’Espagne a moins de sujets que ses ancêtres, il a beaucoup plus de compatriotes et la destinée l’a fait le plus haut représentant d’une des plus grandes races du monde civilisé, la seconde par le nombre, presque la première par l’illustration.

Nous sentons bien que le génie de cette race n’a point dit son dernier mot. Mais il cherche sa formule nouvelle et il semble dérouté par les préoccupations matérielles et les tendances précises de l’âme moderne, comme si, dans ce chaos fécond, il n’avait pu trouver encore une idée digne de lui.