Pages d’histoire contemporaine/Chapitre I

Plon-Nourrit et Cie (p. 1-4).

LE DILEMME


14 juillet 1902.

Comme Janus, la France a deux visages.

L’un regarde la grande muraille continentale, l’autre est tourné vers les lointaines entreprises.

Parmi ses voisines ou ses rivales, aucune n’avait été placée par la nature face à face avec ce double et contradictoire horizon. Il a fallu les vicissitudes de l’histoire, les migrations des peuples, les ambitions dynastiques, les chocs en retour de la politique pour que l’Angleterre ou l’Espagne fussent mêlées aux affaires de l’Europe centrale. En se créant des empires, l’une au nord, l’autre au sud de la vaste Amérique, elles répondaient au vœu de la géographie mieux qu’en envoyant leurs soldats se battre pour la défense du Hanovre ou la conquête des Flandres. Par contre, s’il existe au loin des essaimages allemands et slaves, ils sont le fait d’une population trop dense ou d’une nationalité opprimée : vaincus fuyant la persécution du vainqueur, travailleurs cherchant des salaires moins médiocres, ces émigrants ont franchi les mers à contre-cœur ; ce n’était pas l’esprit d’aventure qui les guidait.

L’Allemagne peut se développer, la Bulgarie s’achever, la Roumanie se fortifier, la Pologne même pourrait renaître sans le secours de cet esprit-là. Qu’il vienne au contraire à s’évanouir sur les côtes de France et l’anémie nous envahira. À vrai dire, le cas ne s’est jamais présenté ; aux heures, trop fréquentes dans notre histoire, où les gouvernants s’appliquaient à décourager, en l’inutilisant, le génie de nos aventuriers, il en restait quelques-uns qui couraient le monde pour l’amour de l’art et préparaient de la grandeur à venir. Seulement, cette tâche sublime a désormais changé de nature : elle est moins attrayante parce qu’elle veut plus de patience que d’héroïsme, plus de froid calcul et de volonté tenace que de jeune enthousiasme et d’impétueux élans. La République doit donc considérer l’opportunité de venir en aide à l’esprit d’aventure, sous peine de le voir décroître. Une telle décroissance équivaudrait à une grave maladie de cet organisme français merveilleusement uni dans sa complication, — car avez-vous jamais réfléchi combien un Normand et un Savoyard, un Basque et un Franc-Comtois devraient être plus éloignés les uns des autres que ne le sont un Prussien d’un Bavarois, ou un Vénitien d’un Toscan ?

Mais si la France est taillée en proue de navire, elle est aussi rivée au port. Le regard de Janus peut-il s’animer efficacement à gauche sans s’assoupir dangereusement à droite ?

Depuis trente ans la question a été réservée et le grand mérite de notre politique extérieure, pendant cette période, aura été précisément de profiter des circonstances exceptionnellement favorables qui permettaient de réserver une si redoutable question. L’Europe, fatiguée des dernières secousses, se tassait ; parfois, Bismarck approchait d’une poudrière le feu de son cigare, et celui qui fanfaronnait ainsi n’était pas le moins anxieux d’éviter une guerre d’où son pays n’avait plus rien de bon à tirer. Puis, lentement, le travail silencieux des grandes évolutions a repris : un quart de siècle a passé et nos millénaristes, que l’expérience décidément maintient incorrigibles, ne se sont point encore aperçus combien le monde actuel ressemblait peu à celui qu’ils attendaient. Des démocraties casquées, au cœur dur, animées d’un nationalisme intense, se disputent la terre avec une âpreté farouche ; partout avivée, la flamme religieuse donne à leurs ambitieux calculs un caractère sacré ; les trônes consolidés, parce qu’au lieu d’un fragile soubassement aristocratique ils reposent d’aplomb sur les passions populaires, apportent à cet état de choses imprévu le prestige des vieux passés vénérables… Mais les rêveurs ne voient rien ; chantant des hymnes à la Paix et à la Justice, leur phalange effeuille des roses sur les flancs d’un volcan qui frissonne déjà dans l’aube menaçante.

L’Europe centrale prête pour une tragédie suprême, le grand duel des Teutons et des Slaves devenant chaque jour plus inévitable, les États-Unis poussés à la présidence effective de cet empire britannique dont l’Angleterre semble condamnée à n’exercer plus tard que la présidence honoraire, une Chine à dépecer, une Afrique à mettre en valeur, des chemins de fer qui vont courir de Paris à Pékin, de Vienne à Bombay, du Cap au Caire, et demain de Saïgon à Vladivostock et de Dakar à Zanzibar, — tels sont les faits de premier plan devant lesquels s’effacent momentanément les problèmes, hier si troublants, de l’organisation du travail et des rapports sociaux.

Que fera notre France ? Elle n’a pas perdu son temps : elle possède une armée puissante, une flotte de valeur, un empire colonial objet de bien des convoitises secrètes. Mais, simplistes et mal informés, ses fils comprennent mieux la politique tintamarresque de Napoléon que le sagace opportunisme d’Henri IV ; Louis XIV leur dissimule Colbert ; ils répètent l’humiliante sottise de Voltaire dédaigneux des arpents de neige canadiens et feraient assez bon marché des arpents de sable que leur conquirent un Brazza, un Courbet, un Jules Ferry. Beaucoup d’entre eux se sont informés de la Martinique au lendemain du désastre et ignorent encore le pont du fleuve Rouge ou l’exposition d’Hanoï.

Ne leur parlez pas, à ceux-la, de laisser les affaires du continent se débrouiller sans eux ; ils s’indigneraient. Ne leur conseillez point de tenir l’armée sur la défensive et d’organiser, à l’abri de cette défense, une marine d’offensive ; ils ne comprendraient point. Pour eux, la mission de la France, c’est d’intervenir chaque fois que cela se peut et de protester le reste du temps. Qu’on égratigne un Tchèque, un Polonais ou un Bulgare sans que la France, à défaut d’intervention, proteste, et sa déchéance sera consommée. C’est très beau, très noble, mais j’ai peur aussi que ce ne soit un peu sot, ce rôle de gendarme de la morale quand on n’est pas certain d’être le plus fort. Un tel rôle, dans tous les cas, n’est plus compatible avec les soucis et les devoirs de l’expansion lointaine.

Les colonies sont comme les enfants : il est relativement aisé de les mettre au monde ; le difficile est de les bien élever. Elles ne grandissent point toutes seules, elles ont besoin d’être soignées, dorlotées, choyées par la mère patrie ; il faut qu’un regard attentif les couve, devine leurs besoins, prévoie leurs déboires, calme leurs chagrins. Reste à savoir si une telle besogne va de pair avec les alliances luxueuses, les revanches exclusives, les points d’honneur trop subtils !

Notre politique extérieure subit le contre-coup du changement qui s’opère dans la politique mondiale : hier elle pouvait se contenter de monter la garde ; la voici condamnée à l’action.

Mer ou continent : le vieux dilemme est revenu se poser devant nous comme au temps où Louis XV se vantait de faire la guerre « en roi et non en marchand ».

Et tout ce que je souhaiterais pour le moment, ce serait de noter sur le double visage de Janus le pli de la réflexion indiquant qu’il voit le dilemme, qu’il en saisit l’importance et qu’il y songe…