Pages choisies des Grands Écrivains : Marivaux

Pages choisies des Grands Écrivains : Marivaux
Revue pédagogique, premier semestre 190954 (p. 497-501).

Pages choisies des Grands Écrivains : Marivaux (avec une introduction par F. Vial). Paris, Colin.

À la collection des Pages choisies publiée par la librairie Colin vient de s’ajouter un Marivaux qu’a préparé M. Francisque Vial. Ce livre est utile : il n’y a pas une édition de Marivaux qui soit très bonne, ni facile à trouver ; on aura volontiers sous la main ce volume de 400 pages où l’œuvre apparaît dans un raccourci commode. Et Marivaux n’est pas de ceux qui souffrent, à être présentés en « Pages choisies » : il est plutôt de ceux pour qui l’on inventerait cette pratique, si les nécessités de l’enseignement ne l’avaient d’ailleurs imposée. Combien y a-t-il de gens qui lisent Marivaux d’un bout à l’autre ? ou qui, ayant essayé de le lire d’un bout à l’autre, n’aient pas emporté de leur tentative une désagréable impression de lassitude ? On ne peut se dissimuler certains défauts de Marivaux, quand on lit ses ouvrages sans en rien passer : on y aperçoit des longueurs, des redites, l’abus des meilleures qualités, et particulièrement une excessive minutie de l’analyse psychologique, enfin, dans les romans et les journaux, une évidente insuffisance de composition. L’ « extrait » est la forme la plus favorable pour cet auteur dont le talent était d’autant plus à son aise que la carrière à parcourir était plus restreinte, dont les bonnes comédies ont souvent un acte, jamais plus de trois, et qui, après avoir entrepris deux grands romans, ne termina ni l’un ni l’autre.

Les extraits de M. Vial sont très bien choisis. Quant à l’introduction qui les précède, c’est une étude complète et juste sur Marivaux : sans admiration ni sévérité exagérée, elle lui donne dans notre théâtre, dans notre littérature et dans son siècle la place qui lui revient. — Il ne s’agit pas ici de refaire cette étude, mais de dire simplement quel souvenir on peut garder de Marivaux après avoir lu les morceaux réunis par M. Vial.

La moitié du volume à peu près est occupée par le théâtre de Marivaux, C’est dans ses comédies qu’il a le plus approché de la perfection ; ce sont elles qui lui ont acquis la renommée la plus durable, et qui lui permettent d’être quelquefois encore d’actualité, lorsque la Comédie-Française reprend telle eu telle de ses pièces. Ce qui fait la valeur de ce théâtre, c’est l’analyse originale et délicate de certains mouvements de l’âme : les scènes qui le représentent sont donc recueillies parmi celles où Marivaux manifeste le plus habilement son talent de psychologue.

Nous sommes, apparemment, dans la France du xviiie siècle, mais plutôt dans un pays indéterminé, daus le même monde fantaisiste où se joueront par la suite les proverbes de Musset. Les personnages s’appellent Lélio, Arlequin, Colombine et Silvia, Dorante, Frontin, Damis et Lucidor. Les intérêts d’argent ou d’ambition qui d’ordinaire conduisent les hommes réels et les héros de comédie ont peu ou point. de prise sur ceux-ci. Par un caprice, par une gageure, par l’idée d’une expérience singulière, ils se sont placés dans une situation exceptionnelle que le hasard complique encore : Lélio s’est retiré dans un désert pour y vivre en ermite ; et voici que l’événement lui donne pour voisine une comtesse de la même humeur que lui (La Surprise de l’Amour). Lucile jure de ne jamais se marier, Damis a fait le même serment ; et voici que les parents de Lucile et de Damis veulent précisément les unir (Les Serments indiscrets). Silvia change de costume avec sa soubrette pour observer plus à loisir le fiancé qu’on lui destine ; et voici que Dorante, le fiancé, s’est avisé du même stratagème et a changé de costume avec son valet (Le Jeu de l’Amour et du Hasard). C’est ainsi que Marivaux construit le cadre où s’inscriront ses peintures psychologiques ; c’est par ces procédés qu’il prépare le cas à étudier : à la faveur de ces circonstances extraordinaires, le jeu des sentiments se révélera plus clair et plus frappant que dans la vie courante. Marivaux imagine ses intrigues comme le chimiste arrange des expériences dans son laboratoire, de manière à rendre plus facilement saisissables les actions et les réactions des éléments mis en présence.

Ce sont en effet des combinaisons subtiles, des transformations lentes que Marivaux s’efforce de noter, avec une étonnante acuité de regard. Le champ de son observation est limité : l’amour seul l’intéresse, et l’on a dit souvent que si l’on veut le rattacher à quelqu’un, c’est à Racine qu’il faut songer. L’amour est le {out de cette comédie comme il était le tout de la tragédie racinienne. Nous sommes, avec Marivaux, très loin de Molière et de ses imitateurs : plus de caractères abstraits et généraux, comme l’avare ou l’hypocrite, étudiés en cinq actes ; plus de satire, plus rien qui veuille faire rire aux éclats. Si ces pièces méritent encore le nom de comédies, c’est parce qu’elles aboutissent à un dénouement heureux, au mariage entre les deux personnages qui nous sont sympathiques. Mais, pour en venir là, il a fallu passer par tout un labyrinthe de malentendus, d’hésitations, de paroles données et retirées, et c’est à nous conduire à travers ces détours, sans rien omettre, que Marivaux consacre son talent. L’amour-propre, l’entêtement de garder une attitude qu’on a prise ou de soutenir une affirmation qu’on a lancée, gène l’amour qui grandit et n’ose s’avouer ; ou bien, pour être certains de ne pas être dupes, deux amants se tendent l’un à l’autre les pièges les plus imprévus, au risque de se faire souffrir, de se désespérer peut-être (Les Fausses Confidences, L’Épreuve) : jusqu’au moment où l’amour triomphera de la vanité et se déclarera, jusqu’à la péripétie où les deux amants, sûrs enfin de ne pas se tromper, s’uniront non sans quelque regret du temps perdu, la comédie de Marivaux 8e déroulera, exacte, lucide, minutieuse, marquera les pas en avant, les arrêts, les pas en arrière, copiera les nuances les plus fugitives et les plus légers changements de ton.

Telles sont les analyses dans lesquelles se résume le théâtre de Marivaux. Ce dont la lecture seule peut donner une idée, c’est la langue que parlent ces personnages : phrases courtes et claires, où se traduisent cependant avec une fidélité irréprochable les observations les plus raffinées et les distinctions les plus ténues ; dialogue soigné et spirituel, avec tout ce que le mot de « a marivaudage » comporte de recherche et de grâce, mais aussi, çà et là, avec des mots de passion, d’autant plus émouvants qu’ils sont plus simples et plus brefs. Marivaux était un ignorant, qui s’était formé dans les salons bien plus que par les livres : sa prose nous fait comprendre ce que pouvait être la conversation dans le beau monde du xviiie siècle, Jamais on n’a parlé un français plus pur et plus élégant.

C’est au théâtre que Marivaux trouva l’emploi le plus heureux de ses qualités. Mais il ne se contentait pas d’être auteur dramatique : ses deux romans, La Vie de Marianne et Le Paysan parvenu, ont fourni au livre de M. Vial bon nombre de passages intéressants, où Marivaux se montre un peu différent de ce qu’il apparaît dans ses comédies. S’il est moins maître de la matière qu’il traite, il est plus varié, et son observation est plus riche. Le roman ne peut s’accommoder de cette atmosphère irréelle où s’agitaient les comédies : de fantaisiste, Marivaux devient réaliste, pour situer dans le décor convenable les aventures de Marianne ou du paysan Jacob. Une boutique de lingère, une dispute entre une femme du peuple et un cocher, une cuisine et une salle à manger chez deux vieilles filles dévotes, voilà les tableaux qu’il trace maintenant, sans reculer devant le détail vulgaire et le mot précis, sans négliger d’indiquer les costumes et les gestes. Dans cette copie de la réalité, la peinture de mœurs, presque tout à fait absente des comédies, prend nécessairement place : tout un petit monde d’ancien régime vit dans le couvent où se réfugie Marianne ; et la carrière de Jacob, beau gars de village qui « parvient » à être fermier général, nous enseigne, en se développant devant nous, bien des détails sur la société d’alors. Les façons d’être et de penser les plus communes en France à cette époque rencontrent souvent leur expression dans les romans de Marivaux, et l’on y discerne, par exemple, cette « sensibilité » qui fut si fort à la mode, de la Régence à la Révolution, cette faculté de s’attendrir et de verser de « douces larmes » à laquelle philosophes, artistes et gens du monde attachaient tant de prix. Cependant, ce à quoi Marivaux, suivant l’irrésistible penchant de sa nature, s’est complu par-dessus tout, dans ses romans comme au théâtre, c’est l’analyse psychologique, l’étude patiente des cœurs : il veut que ses lecteurs n’ignorent aucune des idées et des émotions qui déterminent les moindres démarches de ses héros. Faute de savoir se borner et consentir aux sacrifices utiles, il a été, dans cette analyse, trop scrupuleux, trop lent, interminable : c’est lui rendre service que de grouper, comme le fait M. Vial, les pages les plus caractéristiques et les meilleures de ces deux longues œuvres.

Enfin Marivaux fut journaliste. À l’imitation des Anglais, sans s’astreindre aux formes de la comédie ou du roman, il exprima, en essais d’étendue variable, ses observations morales et ses opinions, et nourrit d’articles ainsi composés les feuilles périodiques par lesquelles il tenta la fortune à plusieurs reprises : Le Spectateur français, L’Indigent philosophe, Le Cabinet du philosophe. Souvent on y remarque soit la première esquisse, soit la réplique d’une analyse psychologique utilisée d’autre part dans une comédie (comparer, dans le livre de M. Vial, les pages 101 et 341, 161 et 342). Mais l’ingéniosité de Marivaux vagabonde plus librement que jamais dans le domaine indéfini de la chronique, de l’article de journal. Plus qu’ailleurs encore, dans cette partie de son œuvre, un choix est nécessaire, pour séparer ce qui a de la valeur de ce qui tend à être simplement « de la copie ». Quand on a procédé à ce tri, il reste des réflexions qui ne sont pas toujours très neuves, mais qui sont joliment présentées, sur les jeunes coquettes et les jeunes fats, sur les vaniteux et les avares, sur les gens de lettres ; il reste aussi des idées qu’on ne peut s’empêcher d’appeler « modernes », sur l’inégale répartition des richesses, sur le féminisme, sur l’éducation indulgente, sur ce travers qu’ont les Français de se dénigrer eux-mêmes. Tout cela, sans doute, n’appartient pas en propre à Marivaux ; il a surtout traduit des pensées qui étaient dans l’air autour de lui ; mais il ne nous est pas indifférent de posséder en lui un témoin de son siècle, témoin qui, au surplus, « sait sa langue » et donne à ses causeries la même allure séduisante qu’à ses comédies et aux bons chapitres de ses romans.

Séduisant, tel est le qualificatif auquel on s’arrêtera le plus volontiers, après avoir fait la connaissance de Marivaux. Sa place, dans notre xviiie siècle, n’est pas une place de premier plan : par l’ampleur de leur œuvre et l’efficacité de leur action, d’autres ont mérité d’être plus glorieux que lui ; et, tout « philosophe » qu’il est, il n’a pris qu’une part bien secondaire à la propagande des idées nouvelles, Mais, en revanche, il a été psychologue et artiste, à une époque où l’on ne se réservait plus guère le temps d’être l’un ou l’autre ; il a quelques parties excellentes de romancier réaliste ; et son théâtre, original et vrai, est la seule production vivace de notre littérature dramatique, entre Lesage et Beaumarchais.