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des contrées à eux-mêmes inconnues, leur verbe est devenu vivant et des hommes ont pu y puiser largement la force, l’enthousiasme et le courage, bien après que leurs propres corps fussent tombés en poussière. Mais cette formidable et incroyable acquisition fut au prix de la renonciation à cette autre force, dont l’importance peut-être n’est pas moindre, de pouvoir dialoguer, les yeux dans les yeux, avec la foule. Peu à peu, pour les poètes, le public devint une entité imaginaire. En parlant, ils ne faisaient plus que s’entendre eux-mêmes : leurs poèmes n’étaient plus que des entretiens solitaires ; l’allocution se change en monologue, toujours en un certain sens lyrique, mais de moins en moins pathétique. À mesure que la poésie s’éloignait de l’éloquence, elle perdait de cette flamme mystérieuse et passionnée qui ne peut jaillir que de la minute présente, du tête-à-tête avec une foule enthousiasmée, de cet afflux magnétique qui va des lèvres du poète au cœur de l’auditeur pour exciter son intérêt. Chaque auditeur, en effet, dégage par son attitude un sentiment d’attente. Son regard, son attention tendue, son avidité à écouter agissent favorablement sur l’orateur : ils l’aiguillonnent. Son impatience