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THÉÂTRE

Cela le rendra moins sévère pour les autres. À l'avenir, lorsqu'il trou-vera une pièce mauvaise, il n’osera plus le dire aussi carrément. Nous voulons qu'il mente, écrasons-le !

Mais je n’ai point encore parlé des spectateurs patriotiques. Il paraît que j’ai voulu ridiculiser l’uniforme de l’armée française sur la scène du Palais-Royal. Les sifflets ont commencé, lorsque les officiers ont paru, au second acte. Voilà une indignation qui part d’un bon sentiment. Elle m’a stupéfié. Des messieurs, à l’orchestre, qui avaient très bien diné, m’a-t-on dit, ont cru devoir prendre particulièrement la défense de l’armée. Eh ! bon Dieu ! qui songeait à attaquer l’armée ? Je la respecte fort, ce qui ne m’empêchera pourtant pas de l'étudier en toute vérité dans un de mes prochains romans.

En somme, on a écouté le premier acte, on a sifflé le second, et on s’est refusé absolument à entendre le troisième. Le tapage était tel, que les malheureux critiques, ne pouvant saisir les noms des personnages au milieu du bruit et ne comprenant plus rien à l’intrigue, ont fait les comptes rendus les plus fantaisistes du monde. Les uns ont loué le talent de M. Lhéritier qui ne jouait pas dans le Bouton de rose, les autres ont confondu Chamorin avec Ribalier ; aucun n’a raconté fidèlement la pièce. Je suis certain que pas un des spectateurs ne connaît le dénouement exact. Excellentes conditions pour juger une œuvre.

Remarquez que le troisième acte était jugé le meilleur. Au théâtre, on comptait beaucoup sur cet acte. Mais la salle en était arrivée à une exaspération comique. Brochard entre furieux et crie à une servante : « Grande cruche ! » Toute la salle entend : « Grande grue ! » Et l’on siffle. Que faire à cela ? Il y a des moments où la foule entend ce qui fouette sa passion. Dès lors, toutes les intentions de la comédie se faussaient ; ce qui aurait dû faire rire faisait sursauter les gens les moins prévenus. Les quelques mots d’argot dit par Valentine, si innocents et d’intention si drôle, je persiste à le croire, ont éclaté comme des bombes. La salle menaçait de crouler.

Je suis aujourd’hui, je le répète, sans rancune ni tristesse. Pourtant, j’ai eu, le lendemain, un sentiment de colère bien légitime. Je croyais que, le deuxième jour, la pièce n’irait pas au delà du second acte. Le public payant me semblait devoir achever le désastre. J’allai tard au théâtre, et en montant je questionnai un artiste : « Eh bien ? ils se fâchent, là-haut ? » L’artiste me répondit en souriant : « Mais non, monsieur, tous les mots portent, la salle est superbe et rit à se tordre. » Et c’était vrai ; pas une protestation, un effet énorme. Je suis resté pendant tout un acte, écoutant ces rires, étouffant, sentant des larmes monter à mes yeux. Je songeais à la salle de la veille, je me demandais pourquoi une si inconcevable brutalité, puisque le vrai public ne se fâchait plus. Les faits sont là.

Voici les chiffres des quatre premières recettes faite par le Bouton de rose ; la première, 2,300 fr. ; la seconde, 2,500 fr, ; la troisième 1,100 fr. ; la quatrième, 800 fr. Qu’on étudie ces chiffres. La recette la plus élevée est celle de la seconde représentation. La presse n’avait pas encore parlé, le public venait et riait de confiance. Mais, dès le troisième jour, la critique commence son œuvre d’étranglement. Une bordée d’articles furibonds atteint la pièce en plein cœur. Le public dès lors hésite et s’écarte d’une œuvre que pas une voix ne défend et que les plus tolérants jettent au ruisseau. Les rares spectateurs qui osent se risquer paraissent bien s’amuser franchement ; les effets grandissent à chaque représentation ; les artistes, délivrés d’inquiétude, jouent avec un ensemble merveilleux. N’importe, l’étranglement est sûr, le public de la première a commencé l’assassinat et la critique portera le dernier coup.

Il me reste à remercier les artistes, qui se sont montrés si vaillants au milieu de la tempête du 6 mai. Mademoiselle Lemercier, dans ce rôle si mal pris de Valentine, a été adorable de grâce et de finesse. Madame Faivre et mademoiselle Raymonde ont lutte, elles aussi, de talent et de courage. Quant à M. Geoffroy, il portait toute la pièce sur ses larges épaules, avec l’aisance et la bonhomie d’un grand artiste ; et je lui suis particulièrement reconnaissant de la fermeté qu’il a mise à lancer mon nom, au milieu des fureurs de la salle. M. Pellerin, M. Hyacinthe, M. Luguet, M. Bourgeotte, tous ont gagné la partie, lorsque je la perdais ; je me sens plein de gratitude pour eux. Et merci enfin aux directeurs du Palais-Royal qui ont cru au Boulon de rose avec une foi ])lus ardente que la mienne,

Un dernier mot. Le directeur d’une de nos grandes scènes subventionnées parcourait les couloirs en disant d’un air rayonnant ; « Eh bien ! fera-t-il encore de la critique dramatique ? » Certainement, monsieur, j’en ferai encore. Je vous gêne donc bien ? L’article où j’ai condamné l’usage que vous faites de votre subvention pèse donc bien lourd sur votre cœur ? En quoi un échec, qui m’est tout personnel, modifie-t-il les idées que je défends ? Je suis par terre, mais l’art est debout. Ce n’est pas parce qu’un soldat est blessé que la bataille est perdue. Au travail, et recommençons !

12 mai 1878.