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PRÉFACE (¹)





Sera-t-il permis à un auteur dramatique sifflé, hué, conspué, de parler tranquillement de son aventure, en brave homme, sans rancune ni tristesse ?

En lisant les Contes drolatiques de Balzac, ces chefs-d’œuvre d’une invention si comique et d’un style si adorablement ouvragé, j’avais été souvent frappé par le conte intitulé : le Frère d’armes. Il me semblait qu’il y avait là le sujet d’une amusante farce, toute une situation dramatique originale.

Voici le conte. Le cadet de Maillé et le sieur de Lavallière étaient frères d’armes. Le premier avait épousé Marie d’Annebault, « laquelle estoyt une gracieuse fille, riche de mine et bien fournie de tout ». Mais le brave Maillé dut partir pour le Piémont, et il eut alors l’idée de confier sa femme à son ami. « Veux-tu avoir la charge de ma femme, la défendre contre tous, estre son guide, la tenir en lesse, et me respondre de l’intégrité de ma teste ? Lavallière accepta, après quelques hésitations, car il sentait le péril de la tâche. Quant à Marie d’Annebault, elle avait écouté. « Elle avoyt preste l’aureille aux discours des deux amys, et s’estoyt grandement offensée des doubtes de son mary… Il y avoyt, en son soubrire ung mahcieux esperit, et, pour aller rondement, l’intention de mettre son jeune garde-chouse entre l’honneur et le plaisir, de si bien le requérir d’amour, le tant testonner de bons soings, le pourchasser de resguards si chauds, qu’il feust infidelle à l’amitié au prouffict de la guallantise. »

Voilà donc la situation posée. Et, dès lors, il faut voir comme Mario tourmente ce pauvre Lavallière !« Tousiours la ruzée venoyt vestue à la légière, monstrant des eschantillons de sa beaulté à faire hennir ung patriarche aussy ruyné par le temps que debvoyt l’estre le sieur de Mathusalem à cent soixante ans. « Je ne puis, à mon grand regret, continuer les citations, et il me faut indiquer avec le plus de discrétion possible la péripétie et le dénouement de l’histoire. Marie en arrive à désirer follement Lavallière. Celui-ci, à bout d’inventions, s’accuse du « mal de Naples ». Lorsque Maillé revient, grâce au mensonge héroïque de son ami, il retrouve sa femme intacte « de corps, sinon de coeur ».

Que les lecteurs curieux se reportent au conte de Balzac, d’une saveur si gauloise. Voilà de la farce, et de la farce épique, avec une largeur de fantaisie superbe de belle humeur ! Et même, au fond du récit, il y a je ne sais quel attendrissement profond. Ce pauvre Lavallière est un héros dont la continence balance pour moi les grandes actions des conquérants. Malheureusement, notre époque pudibonde ne tolérerait pas au théâtre un pareil sujet. Il s’agissait de rendre la donnée possible, de trouver une pièce originale tout en partant du même point que Balzac.

Depuis quelques années, cette idée s’éveillait parfois dans un coin de ma cervelle. Je voyais bien Maillé confiant la vertu de sa femme à Lavallière ; mais qu’allait-il se passer ensuite entre Lavallière et Marie, puisque je ne pouvais conserver la péripétie de Balzac ? Enfin, un jour, je songeais que Lavallière pourrait être amené à voler lui-même le trésor


(1) Cette préface est la reproduction d’un feuilleton du Bien public, où j’étais chargé de la revue dramatique, et où je faisais depuis deux ans une campagne en faveur du naturalisme au théâtre.