Page:Zola - Théâtre, 1906.djvu/364

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
356
LE NATURALISME AU THÉÂTRE

style, en dehors des pointures humaines, on demande les secousses d'une intrigue. On s’est habitué à la récréation d’un spectacle mouvement. La routine est venue. les pièces qui sortent du patron adopté paraissent ennuyeuses ou bizarres. Et ce n’est pas seulement le gros public qui a besoin aujourd’hui de ces parades de foire, le public délicat lui-même a été atteint et réclame des œuvres amusantes comme des histoires de revenants ou de voleurs. La littérature ne suffit plus, elle fait bâiller.

Ajoutez à cela notre esprit latin, notre besoin de symétrie, et vous comprendrez comment le théâtre est devenu chez nous un problème d’arithmétique, une manière d’accommoder un fait, de la même façon qu’on résout une règle de trois. Un code a été écrit, les auteurs dramatiques sont devenus des arrangeurs, se moquant de la vérité, de la littérature et du bon sens.

Alfred Touroude est donc, selon moi, une victime du métier. La critique, en déclarant solennellement qu’il avait le don, l’a gonflé d’un orgueil immense. Dès lors, il s’est cru le maître du théâtre, il s’est enfoncé dans les sujets les plus étranges, il s’est imaginé qu’il lui suffisait de charpenter un fait pour composer un chef-d’œuvre. Je me souviens du premier acte de Jane. Cela était très saisissant, en effet. Une femme venait d’être violée. La toile se levait, et on la voyait évanouie après l’attentat, revenant lentement à elle avec l’horreur du souvenir qui s’éveillait. Puis, lorsque son mari entrait, elle lui disait tout, dans une scène très puissante. Mais comme cela était gâté par la langue, comme l’auteur tirait un pauvre parti de la situation, uniquement parce qu’il ne savait pas la développer ! Donnez ce premier acte à un écrivain, et vous verrez quel tableau complet il en fera. Cela deviendra une tragédie éternelle de vérité et de beauté.

La conclusion est aisée. Touroude ne vivra pas, parce qu’il n’a pas été écrivain. Le don du théâtre n’est rien sans le style. Il peut arriver qu’une pièce solidement fabriquée ait un succès ; mais ce succès est une surprise et ne saurait durer, si la pièce manque de mérite littéraire.


VI


On se souvient du succès obtenu autrefois par Jean la Poste, le gros mélodrame de M. Dion-Boucicault, adapté à la scène française par M. Eugène Nus. L’Ambigu a repris dernièrement ce mélodrame.

Je ne le connaissais pas, j’ai donc pu le juger dans toute la fraîcheur d’une première impression. Eh bien ! mon sentiment, pendant les dix tableaux, a été un sentiment de grande tristesse. Je trouve absolument fâcheux que, sous prétexte de lui plaire, on serve au peuple des œuvres d’un art si inférieur, où la vérité est blessée à chaque scène, où l’on ne saurait sauver au passage dix phrases justes et heureuses.

Je comprends d’ailleurs très bien le succès d’une pareille machine. Rien n’est plus touchant que l’intrigue : cette Nora se laissant accuser de vol pour sauver un proscrit, un noble dont elle est la sœur naturelle, et ce Jean se dévouant pour sa fiancée Nora, prenant le vol à son compte, se faisant condamner à être pendu. Cela remue les plus beaux sentiments : l’amour, l’abnégation, le sacrifice. Ajoutez que le traître Morgan est précipité dans la mer au dénouement tandis que Jean peut enfin consommer son mariage en brave et honnête garçon. Et le succès a d’autres raisons encore : deux tableaux sont très vivants, très bien mis en scène ; celui de la noce irlandaise, avec ses fleurs et ses couplets alternés, et celui du conseil de guerre, où le public joue un rôle si familier et si bruyant. Enfin, il y a le décor machiné de la fin : Jean s’échappant de son cachot, montant le long de la tour pour rejoindre Nora qui chante sur la plate-forme ; puis la vue de la mer immense, avec la traînée lumineuse de la lune. Voilà, certes, des éléments d’émotion nombreux et puissants. Je suis sans doute trop difficile ; car, tout en m’expliquant la grande réussite d’une œuvre semblable, je persiste à en être triste et à souhaiter pour les spectateurs des petites places, qu’on entend évidemment flatter, des œuvres d’une vérité plus virile et d’une qualité littéraire plus élevée.

Pour moi, je lâche le mot, un pareil drame n’est qu’une parade. Les interprètes sont fatalement des queues-rouges qui grimacent des rires ou des larmes. Cela n’est pas même mauvais, cela n’existe pas. Les jours de réjouissances publiques, on dresse des théâtres militaires sur l’esplanade des Invalides, où des soldats représentent des batailles. Eh bien ! Jean la Poste, ou tout autre mélodrame de ce genre, pourrait être ainsi représenté. La pièce gagnerait même à être mimée, car on éviterait ainsi une dépense exagérée de mauvais style. Les acteurs n’auraient qu’à mettre la main sur leur cœur pour confesser leur amour. Je connais des pantomimes qui en disent certainement plus long sur l’homme que l’œuvre que M. Dion-Poucicault : Pierrot est plus profond que Jean, son héros, et Colombine est plus femme que sa Nora. Ce qui me consterne, dans un drame prétendu populaire, ce sont les peintures de surface, les personnages plantés comme des mannequins, le mensonge continu, étalé, triomphant. Entre un théâtre forain et un grand théâtre des boulevards, il n’y a, à mes yeux, qu’une différence de bonne tenue.

Je causais justement de ces choses, et l’on me répondait que le succès de la Porte-Saint-Martin était dans ces pièces grossièrement enluminées, faites pour les tréteaux. Est-ce bien vrai ? Est-il absolument nécessaire, par exemple, qu’un certain major, dans Jean la Poste, ait une attitude de pieu coiffé d’un chapeau galonné ? Est-il nécessaire que Jean parle comme un poète incompris, en phrases fleuries qui sont le comble du ridicule dans la bouche d’un cocher ? Est-il nécessaire que chaque personnage enfin soit tout bon ou tout mauvais, sans la moindre souplesse ? Je ne le crois pas. Notre théâtre populaire est dans l’enfance, voilà la vérité. On raconte au peuple les histoires de fées, les contes à dormir debout, avec lesquels on berce les petits enfants. De là, la simplification des personnages, la vie montrée en rêve, le mensonge consolant érigé en principe, la conception du mélodrame, chez nous, est restée dans l’abstraction pure : il ne