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LE NATURALISME AU THÉÂTRE

là, non pour vivre, mais pour résumer des situations. On les aplatira, on les allongera, on fera d’eux du zinc ou de la chair à pâté, selon les besoins. Et les gens du métier s’extasient. Quelle facture ! quelle entente du théâtre ! quel génie !

Vraiment, il faudrait s’entendre. Cet enthousiasme pour un art très inférieur en somme me parait malsain. Certes, je ne songe pas à nier la puissance toute physique du mélodrame romantique. Mais vouloir faire de cette formule la formule de notre théâtre national, dire d’une façon absolue : « Le théâtre est là », c’est pousser un peu loin l’amour de la mécanique dramatique. Non, certes, le théâtre n'est pas là ; il est où sont Eschyle, Shakespeare, Corneille et Molière, dans les larges et vivantes peintures de l’humanité. On ne veut pas comprendre que nous pataugeons aujourd’hui dans la boue des intrigues compliquées. Notre théâtre se relèvera le jour où l’analyse reprendra sa large place, où le personnage, au lieu d’être écrasé et de disparaître sous les faits, dominera l’action et la mènera.

Quel critique dramatique oserait dire à un débutant : « Lisez la Tour de Nesle », lorsqu’il peut lui dire : « Lisez Tartufe, lisez Hamlet. » Ce qui m’irrite, c’est cette passion du succès brutal et immédiat, c’est cette odieuse cuisine qui cache jusqu’à la vue des chefs-d’œuvre. On fait du théâtre une simple affaire de poncifs, lorsque les littératures des peuples sont là pour témoigner qu’il n’y a pas d’absolu dans l’art dramatique et que le talent peut tout y inventer. Chaque fois qu’on voudra vous enfermer dans un code en déclarant : « Ceci est du théâtre, ceci n’est pas du théâtre », répondez carrément : « Le théâtre n’existe pas, il y a des théâtres, et je cherche le mien. »

Mais je trouve surtout, dans la Tour de Nesle, de bien curieuses remarques à faire au sujet de la moralité de la pièce. Vous savez quel rôle on fait jouer aujourd’hui à la moralité. Il faut qu’un drame soit moral, sans quoi il est foudroyé par les critiques vertueux. Or, il y a, dans la Tour de Nesle, le plus incroyable entassement d’infamies qu’on puisse rêver. Cela atteint presque à l’horreur des tragédies grecques. Je ne parle pas de ce passe-temps que prend une reine de France, à noyer tous les matins ses amants d’une nuit. Simple peccadille, lorsque l’on songe que la reine en question a fait assassiner son père et s’oublie dans les bras de ses fils. Eh bien ! toutes ces abominations sont parfaitement tolérées par le public. C’est à peine si les critiques réactionnaires osent réclamer, pour le principe.

Habileté suprême du génie, disent les enthousiastes. Il fallait MM. Dumas et Gaillardet pour déguiser ainsi l’ordure. Vraiment ! J'imagine, moi, que le bois dont ils ont fabriqué leurs bonshommes, les a singulièrement servis en cette affaire. Comment voulez-vous qu’on se fâche contre des pantins ? Il est trop visible que ce ne sont pas là des êtres vivants, mais de purs mannequins allant et venant au gré des combinaisons scéniques. Le mouvement n’est pas la vie. Puis, toute cette histoire reste dans la légende. Au fond, il s’agit d’un conte pareil à celui du Petit Poucet, et personne ne s’est jamais avisé de trouver l’ogre immoral. Marguerite de Bourgogne, se vautrant dans le meurtre et la débauche, fait simplement son métier de monstre en carton. Elle peut épouvanter une minute l’imagination des spectateurs ; mais, dès qu’elle est rentrée dans la coulisse, elle n’est plus, elle n’a même pas la réalité d’une fiction logiquement déduite.

Voilà ce qui explique pourquoi les horreurs des drames romantiques ne blessent personne : c’est qu’on ne sent pas l’humanité engagée dans l’affaire, tellement les coquins et les coquines y sont hors de toute réalité. Si MM. Dumas et Gaillardet avaient mis debout une Marguerite de Bourgogne en chair et en os, au lieu de cette étrange reine de France qui court si drôlement le guilledou, vous entendriez les protestations indignées de la salle. J’ose même dire que plus ils ont chargé cette figure de crimes, et plus ils l’ont rendue acceptable. Au delà d’une certaine limite, lorsqu’il entre dans la fable, le mal est un plaisir dont la foule se régale. Mettez une bourgeoise qui trompe un mari un peu crûment, le public se fâchera, parce qu’il sentira que cela est vrai.

Un hasard a voulu que la Comédie-Française eût repris le Chandelier, juste une semaine avant la reprise de la Tour de Nesle. Eh bien ! l’adorable comédie d’Alfred de Musset a été froidement écoutée. Cela est un fait, et la critique, pour l'expliquer, a dû s’en prendre à la nouvelle distribution. On a trouvé Clavaroche insupportable de brutalité et de fatuité soldatesques. Fortunio a paru sournois et vicieux. Quant à Jacqueline, elle est sûrement une gredine de la pire espèce ; elle se donne sans amour, elle se prête à un jeu cruel et finit par changer d’amant comme on change de chemise. Quels personnages ! quelles mœurs !

Ah ! vraiment, c’est à faire saigner le cœur des honnêtes écrivains, ce public froid et scandalisé, qui affecte de ne pas comprendre ! Quoi de plus profondément humain que cette histoire, dont on trouverait les éléments dans notre vieille et franche littérature ! Une femme qui trompe son mari, qui abrite ses amours derrière la tendresse tremblante d’un petit clerc, et qui est vaincue à la fin par tant de jeunesse, de dévouement et de désespoir : n’est-ce pas le drame de la passion elle-même, avec une fraîcheur de printemps exquise ? Musset n’a jamais été plus railleur ni plus tendre : il a touché là le fond des cœurs. Son œuvre a le frisson de la vie, le charme d’une analyse de poète. Chaque scène ouvre un monde. On ne sort pas du théâtre l’âme et la tête vides, car on emporte un coin d’humanité avec soi, sur lequel on peut rêver indéfiniment.

Mais je n’ai point à louer le Chandelier. Je désire seulement poser côte à côte Marguerite de Bourgogne et Jacqueline. Auprés de la reine parricide et incestueuse, mettez la bourgeoise qui trompe simplement son mari, et demandez-vous pourquoi la seconde révolte une salle, tandis que la première fait le régal du public. C’est que Jacqueline n’est pas en carton, c’est qu’elle est la femme tout entière. On la sent vivre dans ses froides coquetteries, dans la façon dont elle joue de son mari, surtout dans cet éclat de passion qui l’anime et la transfigure au dénouement. Elle vit : dès lors, elle est indécente. Voilà ce que je voulais démontrer.