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LES EXEMPLES

Dieu. Comme le Savoyard qui fait sauter du pied ses pantins enfilés dans un bout de corde, il a dû avoir de belles jouissances d'amour-propre, lui qui faisait sauter, nez contre nez, ventre contre ventre, des princes et des filles.

Et voilà qu'aujourd’hui le dieu est par terre. Nous avons encore une Exposition universelle ; mais d'autres amuseurs ont pris le pavé. Toute une poussée nouvelle de maîtres aimables se sont emparés des théâtres, si bien que l’ancêtre, le dieu de la sauterie, a dû rester dans sa niche, solitaire, rêvant amèrement à l’ingratitude humaine. À la Renaissance, le Petit Duc ; aux Folies-Dramatiques, les Cloches de Corneville ; aux Variétés, Niniche ; aux Bouffes, clôture ; et c’est certainement cette clôture qui a été le coup le plus rude pour M. Offenbach. Les Bouffes fermant pendant une Exposition universelle, les Bouffes qui ont été le berceau de M. Offenbach ! n’est-ce pas l’aveu brutal que son répertoire, si considérable, n’attire plus le public et ne fait plus d’argent ?

La chute est si douloureuse que certains journaux ont eu pitié. Dans ces deux derniers mois, j’ai lu à plusieurs reprises des notes désolées. On s’étonnait avec indignation que M. Offenbach fût ainsi jeté de côté comme une chemise sale. On rappelait les services qu’il a rendus à la joie publique, on conjurait les directeurs de reprendre au moins une de ses pièces, à titre de consolation. Les directeurs faisaient la sourde oreille. Enfin, il s’en est trouvé un, M. Weinschenck, qui à bien voulu se dévouer. Il vient de remonter à la Gaîté Orphée aux Enfers. J’ignore si l’affaire est bonne ; mais M. Weinschenck aura tout au moins fait une bonne action. Le principe des turlututus est sauvé, il ne sera pas dit qu’il y aura eu une Exposition universelle sans la musique de M. Offenbach.

Certes, je n’aime point à frapper les gens à terre. J’avoue même que je suis pris d’attendrissement et d’intérêt pour M. Offenbach, maintenant que la vogue l’abandonne. Autrefois, il m’irritait ; les succès menteurs m’ont toujours mis hors de moi. Voilà donc la justice qui arrive pour lui, et c’est une terrible chose pour un artiste que cette justice, lorsqu’il est encore vivant et qu’il assiste à sa déchéance. Le public est un enfant gâté qui brise ses jouets, quand ils ont cessé de l’amuser. On est devenu vieux, on a fait le rêve d’une longue gloire, aveuglé sur sa propre valeur par les fumées de l’encens le plus grossier, et un jour tout croule, la gloire est un tas de boue, on se voit enterré avant d’être mort. Je ne connais pas de vieillesse plus abominable.

Puisque je suis tourné à la morale, je tirerai une conclusion de cette aventure. Le succès est méprisable, j’entends ce succès de vogue qui met les refrains d’un homme dans la bouche de tout un peuple. Être seul, travailler seul, il n’y a pas de meilleure hygiène pour un producteur. On crée alors des œuvres voulues, des œuvres où l’on se met tout entier ; dans les premiers temps, ces œuvres peuvent avoir une saveur amère pour le public, mais il s’y fait, il finit par les goûter. Alors, c’est une admiration solide, une tendresse qui grandit â chaque génération. Il arrive que les œuvres, si applaudies dans l’éclat fragile de leur nouveauté, ne durent que quelques printemps, tandis que les œuvres rudes, dédaignées à leur apparition, ont pour elles l’immortalité. Je crois inutile de donner des exemples.

Je dirai aux jeunes gens, à ceux qui débutent, de tolérer avec patience les succès volés dont l’injustice les écrase. Que de garçons, sentant en eux le grondement d’une personnalité, restent des heures, pâles et découragés, en face du triomphe de quelque auteur médiocre ! Ils se sentent supérieurs, et ils ne peuvent arriver à la publicité, toutes les voies étant bouchées par l’engouement du public. Eh bien ! qu’ils travaillent et qu’ils attendent ! Il faut travailler, travailler beaucoup, tout est là ; quant au succès, il vient toujours trop vite, car il est un mauvais conseiller, un lit doré où l’on cède aux lâchetés.

Jamais on ne se porte mieux intellectuellement que lorsqu’on lutte. On se surveille, on se tient ferme, on demande à son talent le plus grand effort possible, sachant que personne n’aura pour vous une complaisance. C’est dans ces périodes de combat, quand on vous nie et qu’on veut affirmer son existence, c’est alors qu’on produit les œuvres les plus fortes et plus intenses. Si la vogue vient, c’est un grand danger ; elle amollit et ôte l’âpreté de la touche.

Il n’y a donc pas, pour un artiste, une plus belle vie que vingt ou trente années de lutte, se terminant par un triomphe, quand la vieillesse est venue. On a conquis le public peu à peu, on s’en va dans sa gloire, certain de la solidité du monument que l’on laisse. Autour de soi, on a vu tomber les réputations de carton, les succès officiels. C’est une grande consolation que de se dire, dans toutes les misères, que la vogue est passagère et qu’en somme, quelles que soient les légèretés et les injustices du public, une heure vient où seules les grandes œuvres restent debout. Malheur à ceux qui réussissent trop, telle est la morale du cas de M. Offenbach !