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LES EXEMPLES

menades dans les airs sur un dragon, ni les histoires de pirates qui viennent enlever les villageoises dans les blés.


III


J'ai vu, au théâtre de la Gaieté, le Chat botté, une féerie de MM. Blum et Tréfeu.

Quels adorables contes que ces contes de Perrault ! Ils ont une saveur de naïveté exquise. On a fait plus ingénieux, plus littéraire ; mais on n'a pas retrouvé cet accent si fin de bonhomie et de malice. Cela nous vient directement de notre vieille France ; je ne parle point des sujets, car des savants se sont amusés à les retrouver un peu dans toutes les mythologies ; je parle du ton gaillard et franc, de la simplicité de la fable. Le conteur a dit tout carrément ce qu’il avait à dire, et l’humanité vit sous chaque ligne.

Je sais bien que, de nos jours, on a trouvé Perrault immoral. Nous avons, comme personne ne l’ignore, une moralité très chatouilleuse. Où nos pères riaient, nous rougissons. Le mot nous effraie surtout, car nous savons encore nous accommoder avec la chose. Nous mettons des feuilles de vigne aux antiques, et nos filles baissent le nez en passant, ce qui prouve qu’elles sont très avancées pour leur âge. Cela est d’une hypocrisie raffinée, dont la pointe ajoute un ragoût aux plaisirs défendus. On ne sait plus regarder la vie en face, avec un franc et limpide regard.

Donc, les contes de Perrault sont devenus immoraux ; je veux dire qu’on en discute les conclusions au point de vue de la leçon morale. On voudrait que le bon Dieu, la Providence et le reste fussent dans l’affaire. Voici, par exemple, le Chat botté, ce merveilleux chat qui se met au service du marquis de Carabas et qui le marie à la plus belle des princesses, grâce à l’agilité de ses pattes et à la fertilité de ses ruses. C’est un maître trompeur ; il ment avec un aplomb parfait, il dupe les petits et les grands. Son unique qualité est d’être fidèle à la fortune de son marquis. Imaginez un valet de l’ancienne comédie, un de ces coquins qui ont tous les tours dans leur sac et qui ne triomphent que par des inventions du diable.

Voilà notre morale indignée. Admirable sujet pour faire un sermon contre le mensonge ! S’il y a une fortune mal acquise, c’est à coup sûr celle du marquis de Carabas. Il se nourrit de vol, il épouse la fille d’un roi, par une série de stratagèmes qui, de nos jours, mèneraient tout droit un gendre sur les bancs de la police correctionnelle. Et l’on ose mettre de pareilles histoires entre les mains des enfants ? On veut donc qu’ils deviennent des escrocs ? Ils ne sauraient prendre là que le goût des chemins tortueux. La conclusion du conte est, en somme, que pour réussir l’habileté vaut mieux que l’honnêteté.

Ô siècle pudique et moral, où les bourgeois ont peur des œuvres écrites comme les femmes laides ont peur des miroirs ; Au théâtre, on exige que la vertu soit récompensée. Dans le roman, on veut deux nobles âmes contre une âme basse, de même que dans certaines confitures de fruits amers il faut deux livres de sucre contre une livre de fruits. Cela est tout nouveau, c’est une fièvre d’hypocrisie à l’état aigu. Et les symptômes sont nombreux, les choses les plus naturelles deviennent indécentes, lorsqu’on a une préoccupation continue de l’indécence. Rien de pareil dans la belle santé sanguine des siècles passés. Sans remonter à Rabelais, lisez La Fontaine et Molière, tout le seizième siècle et tout le dix-septième, vous ne trouverez nulle part ce prurit de morale, qui semble être la démangeaison de nos vices. On riait haut, on parlait de tout, même devant les dames ; personne ne croyait qu’il fût nécessaire de surveiller à chaque heure sa propre honnêteté et celle du voisin. On était de braves gens, cela allait de soi. Pour le reste, on aimait la vie et on ne boudait pas contre ce qui vivait.

Est-ce parce que les contes de Perrault sont jugés d’une morale trop élastique que les auteurs du Chat botté n’ont pas suivi ce conte à la lettre ? Cela est possible. Pour que le conte fût exemplaire aujourd’hui, il faudrait y introduire un honnête prétendant à la main de la jeune princesse, un ingénieur, de mœurs parfaites et ayant conquis tous ses grades dans les concours et les examens ; au dénouement, ce serait lui qui, par son mérite, deviendrait le gendre du roi, après avoir confondu ce filou de Chat botté et son marquis d’occasion. Cela ferait pâmer nos demoiselles. Je plaisante, et une colère me prend à la pensée de ce « comme il faut » littéraire, qui aurait noyé pour un siècle notre littérature, si des esprits entêtés n’avaient résisté. Pauvre Chat botté, qui aimera encore ta grâce féline, ta sournoiserie pleine de sauts brusques, ton art de vivre, gras et gros, sur la paresse et sur la sottise humaines ? Tu es la vie, et c’est pour cela, heureusement, que tu es éternel.


IV


Si la féerie doit trouver grâce pour la largeur poétique qu’elle pourrait atteindre, l’opérette est une ennemie publique qu’il faut étrangler derrière le trou du souffleur, comme une bête malfaisante.

Elle est, à cette heure, la formule la plus populaire de la sottise française. Son succès est celui des refrains idiots qui couraient autrefois les rues et qui assourdissaient toutes les oreilles, sans qu’on pût savoir d’où ils venaient. Depuis qu’elle règne, ces refrains du passé ont disparu ; elle les remplace, elle fournit des airs aux orgues de Barbarie, elle rend plus intolérables les pianos des femmes honnêtes et des femmes déshonnêtes. Son empire désastreux est devenu tel, que les gens de quelque goût devront finir par s’entendre et par conspirer, pour son extermination.

L’opérette a commencé par être un vaudeville avec couplets. Elle a pris ensuite l’importance d’un petit opéra-bouffe. C’était encore son enfance modeste ; elle gaminait, elle se faisait tolérer en prenant peu de place. D’ailleurs, elle ne tirait pas à conséquence, se permettant les farces les plus grosses, désarmant la critique par la folie de ses allures. Mais, peu à peu, elle a grandi, s’est étalée chaque jour davantage, de grenouille est devenue bœuf ; et le pis est qu’elle