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LES EXEMPLES


LA FÉERIE ET L’OPÉRETTE


I


De grands succès ont rendu l’exploitation de la féerie très tentante pour les directeurs. On gagne deux ou trois cent mille francs avec une pièce de ce genre, quand elle réussit. Il faut ajouter, comme les frais de mise en scène sont considérables, qu’un directeur est ruiné du coup, s’il a deux féeries tuées sous lui. C’est un jeu à se trouver sur la paille ou à avoir voiture dans l’année. Le pis est que, la question littéraire mise à part, une féerie qui aura deux cents représentations ressemble absolument à une féerie qui en aura seulement vingt. Pour mettre la main sur la bonne, il faut avoir un flair particulier, il faut sentir de loin les pièces de cent sous, rien de plus. Le hasard remplace l’intelligence. Le décorateur et le costumier aident le hasard.

La féerie, telle qu’elle est comprise aujourd’hui, n’est plus qu’un spectacle pour les yeux. Il y a quelque cinquante ans, lors de la vogue du Pied de Mouton et des Pilules du Diable, une féerie ressemblait à un grand vaudeville mêlé de couplets, dans lequel les trucs jouaient la partie comique. Au lieu de palais ruisselant d’or et de pierreries, au lieu d’apothéoses balançant des femmes à demi nues dans des clartés de paradis, on voyait des hommes se changer en seringues gigantesques, des canards rôtis s’envoler sous la fourchette d’un affamé, des branches d’arbre donner des soufflets aux passants.

Mais ce genre de plaisanteries s’est démodé, l’ancienne féerie a semblé vieillotte et trop naïve. Alors, sans songer un instant à renouveler le genre par le dialogue, le mérite littéraire du texte, on a, au contraire, diminué de plus en plus le dialogue, réduit la pièce à être uniquement un prétexte aux splendeurs de la mise en scène. Rien de plus banal qu’un sujet de féerie. Il existe un plan accepté par tous les auteurs : deux amoureux dont l’amour est contrarié, qui ont pour eux un bon génie et contre eux un mauvais génie, et qu’on marie quand même au dénouement, après les voyages les plus extravagants dans tous les pays imaginables. Ces voyages, en somme, sont la grande affaire, car ils permettent au décorateur de nous promener au fond de forêts enchantées, dans les grottes nacrées de la mer, à travers les royaumes inconnus et merveilleux des oiseaux, des poissons ou des reptiles. Quand les acteurs disent quelque chose, c’est uniquement pour donner le temps aux machinistes de poser un vaste décor, derrière la toile de fond.

J’avoue, pourtant, n’avoir pas la force de me fâcher. S’il est bien entendu que toute prétention de littérature dramatique est absente, il y a là un véritable émerveillement. Les acteurs ne sont plus que des personnages muets et riches, perdus au milieu d’une prodigieuse vision. Au fond de sa stalle, on peut se croire endormi, rêvant d’or et de lumière ; et même les mots bêtes qu’on entend, malgré soi, par moments, sont comme les trous d’ombre obligés qui gâtent les plus heureux sommeils. Les ballets sont charmants, car les danseuses n’ont rien à dire. Il y a toujours bien deux ou trois actrices jolies, montrant le plus possible de leur peau blanche. On a chaud, on digère, on regarde, sans avoir la peine de penser, bercé par une musique aimable. Et, après tout, quand on va se coucher, on a passé une agréable soirée.

Certes, au théâtre, il faut laisser un vaste cadre à l’adorable école buissonnière de l’imagination. La féerie est le cadre tout trouvé de cette débauche exquise. Je veux dire quelle serait la féerie que je souhaite. Le plus grand de nos poètes lyriques en aurait écrit les vers ; le plus illustre de nos musiciens en composerait la musique. Je confierais les décors aux peintres qui font la gloire de notre école, et j’appellerais les premiers d’entre nos sculpteurs pour indiquer des groupes et veiller à la perfection de la plastique. Ce n’est pas tout, il faudrait, pour jouer ce chef-d’œuvre, des femmes belles, des hommes forts, les acteurs célèbres dans le drame et dans la comédie. Ainsi, l’art humain tout entier, la poésie, la musique, la peinture, la sculpture, le génie dramatique, et encore la beauté et la force, se joindraient, s’emploieraient à une unique merveille, à un spectacle qui prendrait la foule par tous les sens et lui donnerait le plaisir aigu d’une jouissance décuplée.

Ah ! qu’il serait temps de balayer les parades qui salissent les scènes de nos plus beaux théâtres, de jeter au ruisseau les livrets stupides, dont l’esprit consiste dans des calembours rances et dans les coups de pied au derrière, les partitions vulgaires qui chantent tous les mêmes turlututus de foire, les trucs vieillis, les décors trop somptueux qui ruissellent d’un or imbécile et bourgeois ! On rendrait nos théâtres aux grands poètes, aux grands musiciens, à toutes les imaginations larges. Dans notre enquête moderne, après nos dissections de la journée, les féeries seraient, le soir, le rêve éveillé de toutes les grandeurs et de toutes les beautés humaines.


II


J’avoue donc ma tendresse pour la féerie. C’est, je le répète, le seul cadre où j’admets, au théâtre, le dédain du vrai. On est là en pleine convention, en pleine fantaisie, et le charme est d’y mentir, d’y échapper à toutes les réalités de ce bas monde.

Et quel joli domaine, cette contrée du rêve peuplée de génies bienfaisants et de fées méchantes ! Les princesses et les bergers, les servantes et les rois y vivent dans une familiarité attendrie, s’aimant, s’épousant les uns les autres. Quand une montagne, un gouffre, un univers fait obstacle aux amours des héros, la montagne est engloutie, le gouffre se comble,