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LE NATURALISME AU THÉÂTRE

avoir lues. J’ai négligé un baigneur de Trouville, le beau Grégoire, qui baigne ces dames par goût, et qui redevient le plus correct des gandins, lorsqu'il a quitté son costume. Il y a aussi une veuve Sillery, une vieille dame passionnée, sans compter deux pantalons, dont les rôles sont très développés, et qui produisent un effet énorme : le premier, un pantalon bleu, poursuivi par un mari jaloux, passe de jambes en jambes ; le second, un pantalon nankin, se déchire jusqu’à la ceinture, ce qui cause chez les dames une hilarité folle. Peut-être bien que le succès de la pièce est là.

Décidément, je renonce à classer Niniche. Hélas ! je le crains, la justice n’est pas de ce monde. J'ai la vague sensation que Niniche a sa place entre les Dominos roses et Madame l’Archiduc ; mais est-ce entre les deux, est-ce avant, est-ce après ? c’est ce que je n’ose affirmer. Il faudrait peser les œuvres, consulter les nuances, se livrer à une étude de comparaison qui demanderait des délicatesses infinies. Et voilà l’embarras où se trouvent les critiques consciencieux, lorsqu'ils veulent tenir compte des fameux arrêts du public. Le public rit, l’œuvre en vaut sans doute la peine, examinons-la ; et, lorsqu’on veut l’examiner, on ne sait par quel bout la prendre, on se donne un mal infini pour la classer, sans y parvenir. Un succès comme celui de Niniche ne peut donner à un honnête homme qu’un désir, celui d’être sifflé. Cela soulagerait, vraiment.


V


Justement, l’autre soir, en écoutant à l’Ambigu Robert Macaire, je songeais à la farce moderne, telle que des auteurs de talent et d’esprit pourraient l’écrire. Comparez à nos plats vaudevilles, ce rire de la satire sociale qui sonnerait si vaillamment. Je sais bien qu’il faudrait accorder aux auteurs une grande liberté, leur ouvrir surtout le monde politique où se joue la véritable comédie des temps modernes. Pour moi, la veine nouvelle est là, et pas ailleurs.

Robert Macaire, que la personnalité de Frederick Lemaître avait animée d’un large souffle, nous paraît aujourd’hui, il faut bien le dire, d’une grande innocence. Les mots drôles abondent, et il en est quelques-uns qui sont même profonds. Mais ce qu’il y a encore de meilleur, ce sont les dessous que nous mettons nous-mêmes dans l’œuvre. Rien n’est au fond plus terrible que cette figure de Robert Macaire, blaguant tout ce qu’on respecte, la vie humaine, la famille et la propriété, la force armée et la religion ; seulement, elle se promène dans une telle farce, elle parle d’un style si plat et elle évite si soigneusement de conclure, que le public ne saurait la prendre au sérieux, ce qui la sauve du mépris et de la colère. J'ai fait une fois de plus cette remarque : le mauvais style excuse tout ; il est permis de mettre des monstruosités à la scène, pourvu qu’on les y mette sans talent. Imaginez la lutte épique de Robert Macaire contre les gendarmes écrite par un véritable écrivain, tirée des puérilités grossières de la charge, et aussitôt la censure intervient, et tout de suite le public se fâche.

Ainsi donc, ce qui nous plaît, dans Robert Macaire, c’est, ce que nous y mettons. Sous les calembours, sous les scènes de parade, sous le décousu du dialogue et l’enfantillage de l’intrigue, nous voulons voir une satire amère contre la société exploitée par deux fripons, qui, non contents de la voler, la bafouent et la salissent. Nous poussons les situations jusqu’à leurs conséquences logiques, nous élargissons le cadre. Souvent, il n’y a qu’un mot vraiment fort ; mais ce mot nous suffit pour ajouter tout ce que les auteurs n’ont pas dit. Ce qui m’a frappé, c’est que peu de scènes sont faites ; le talent a manqué sans doute, les scènes ne sont qu’indiquées, et faiblement. Ainsi, je prends une scène faite, la scène d’amour romantique entre Robert Macaire et Éloa, cette scène qui parodie si drôlement le lyrisme de 1830. Elle est remarquable et produit encore aujourd’hui un effet énorme, parce qu’elle reste dans une gamme d’esprit très fin et de bonne observation. Prenez, au contraire, la plupart des autres scènes, toutes celles par exemple qui ont lieu entre Robert Macaire et les gendarmes ; pas une ne satisfait pleinement, parce que pas une n’est réalisée avec l’ampleur nécessaire, avec la maîtrise qui met de la réalité sous les exagérations les plus folles. Tout cela ne tient pas, les faits ne font illusion à personne et les personnages sont des pantins. Dès lors, la satire tombe dans le vaudeville.

Il est vrai que le Robert Macaire pensé et écrit, tel que je le rêve, serait sans doute impossible sur la scène. Nous ne sommes pas habitués au rire cruel. Il ferait beau voir un coquin mettant fortement le monde en coupe réglée. La farce moderne ne m’en paraît pas moins devoir être dans cette peinture de la sottise des uns et de la coquinerie des autres, poussée à la grandeur bouffonne. Songez à un Robert Macaire actuel qui s’agiterait dans notre monde politique et qui monterait au pouvoir, en jouant de tous les ridicules et de toutes les ambitions de l’époque. Le beau sujet, et quelle farce un homme de talent écrirait là, s’il était libre !