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LES EXEMPLES

oui. J’avais beau me dire que tout cela était très bête, que la pièce avait été faite cent fois ; j’avais beau trouver les actes vides, l’esprit grossier, le dénouement prévu à l’avance ; ce grand et bon rire de la salle me gagnait. En vérité, les spectateurs sans malice s’amusaient trop pour qu’on ne s’égayât pas de leur propre gaieté. Au fond, j’étais très triste. Si vraiment il suffit d’une si pauvre farce pour procurer une heureuse soirée aux braves bourgeois parisiens, nous avons tous très grand tort de nous empêtrer dans des questions littéraires. À quoi bon le talent, à quoi bon l’effort, si cela satisfait pleinement le public ? Je déclare que jamais je n’ai vu des gens mis dans un pareil état de joie par les chefs-d’œuvre de notre théâtre. Devant un chef-d’œuvre, le public se méfie toujours un peu ; il a peur que le chef-d’œuvre ne se moque de lui. Mais, devant une Niniche, il se roule, il est comme ces enfants qui rencontrent un trou d’eau sale et s’y vautrent avec délices, en se sentant chez eux.

Oh ! le rire, quelle bonne chose et quelle chose bête ! Toute la sottise est là et tout l’esprit. Contestez les mérites de Niniche, on vous répondra que le public s’amuse, et vous n’aurez rien à répondre, car les théâtres ne sont faits en somme que pour amuser le public. En voyant cette salle rire à ventre déboutonné d’inepties dont on serait révolté, si on les lisait chez soi, on se sent ébranlé dans ses convictions les plus chères, on se demande si le talent n’est pas inutile, s’il y a à espérer qu’une œuvre forte touche jamais autant les spectateurs dans leurs instincts secrets qu’une parade de foire. Le théâtre serait donc cela ? Les effluves d’une foule mise en tas, l'aveuglement du gaz, l’air surchauffé d’une salle trop étroite, l’odeur de poussière, toutes les sollicitations et toutes les demi-hallucinations d’une journée d’activité terminée dans un fauteuil dont les bras vous étouffent et vous brûlent, ce serait donc là cette atmosphère du théâtre qui déforme tout et empêche le triomphe du vrai sur les planches ?

J’ai eu ainsi la sensation très nette de l’infériorité de la littérature dramatique. En vérité, l’œuvre écrite est plus large, plus haute, plus dégagée de la sottise des foules que l’œuvre jouée. Au théâtre, le succès est trop souvent indépendant de l’œuvre. Une rencontre suffit, une interprétation heureuse, une plaisanterie qui est dans l’air, une bêtise tournée d’une certaine façon qui répond à la bêtise du moment. Si le rire ou les larmes prennent, — je ne fais pas de différence, car les larmes sont une autre forme de la bonhomie du public, — voilà la pièce lancée, il n’y a plus de raison pour qu’elle s’arrête. Depuis deux ans bientôt, je querelle mes confrères pour leur prouver qu’ils font du théâtre une chose trop sotte. Mon Dieu ! est-ce qu’ils auraient raison, est-ce que ce serait réellement si sot que cela ?

Maintenant, il me faut juger Niniche. Grande affaire. J’avoue que je ne sais par quel bout commencer. Il y a, en critique dramatique, toute une école qui, dans un cas pareil, se tire d’embarras le plus galamment du monde. La recette consiste à ne pas parler de la pièce, à enfiler de jolies phrases sur ceci et sur cela, jusqu’à ce que le feuilleton soit plein. Puis, on signe. Je crois que Théophile Gautier a été l’inventeur de l’article à côté. Il maniait la langue avec l’aisance et l’adresse que l’on sait, il était toujours sûr de charmer son public. Aussi la pièce ne l’inquiétait-elle jamais. Il avait des formules toutes faites, il admirait tout, les petits vaudevilles et les grandes comédies, enveloppant le théâtre entier dans son large dédain. Gautier a laissé des élèves.

Le malheur est que je ne puis entendre la critique ainsi. J’aime bien à me rendre compte. J’estime que les choses ont des raisons d’être. Mais où mon anxiété commence, c’est lorsqu’il faut distinguer les nuances du médiocre. Ce serait une erreur de croire qu’il n’existe qu’un médiocre. Les genres au contraire en sont très nombreux, les espèces pullulent à l’infini. Je me souviens toujours de mon professeur de quatrième, qui nous disait : « Je classe encore assez vite les dix premières copies dans une composition ; ce qui m’exténue, c’est de vouloir être juste et d’assigner des places aux trente dernières. » Eh bien ! ma situation est pareille à celle de ce professeur, je ne sais le plus souvent comment classer certaines pièces, de façon à satisfaire absolument ma conscience.

Vouloir être juste, c’est tout le rôle du critique. La passion de la justice est la seule excuse que l’on puisse donner à cette singulière démangeaison qui nous prend de juger les œuvres de nos confrères. Mon professeur avouait parfois que, désespérant d’établir une différence appréciable du mauvais au pire dans les toutes dernières copies, il les plaçait au petit bonheur, en tas. Voilà ce qu’il faudrait éviter. Où diable placer ? Niniche ? car Niniche m’a fait rire, et elle a droit à une place. Est-ce que Niniche vaut mieux que telle ou telle pièce, dont les titres m’échappent ? Grave question. Je creuserais cette étude pendant des journées sans pouvoir peut-être trouver des arguments décisifs. Pourtant, je veux être équitable. Les critiques qui font profession de toujours partager l’avis du public et qui trouvent bon ce qui l’amuse, croient en être quittes avec Niniche, en la traitant de vaudeville amusant. C’est là un jugement trop commode. Niniche est un symbole, la pièce idiote qui a succès comme jamais un chef-d’œuvre n’en aura, et qui gratte la foule à la bonne côte, la côte joyeuse, selon le joli mot de nos pères. Les belles filles tombent en pâmoison, lorsqu’on avance les mains vers leur taille. Pourquoi le public se pâme-t-il, quand on lui joue Niniche ? J’exige un commentaire.

L’intrigue est la première venue. Un diplomate polonais, le comte Corniski a épousé la belle Niniche, une « hétaïre » parisienne, sans avoir le moindre soupçon de sa vie passée. Il la ramène en France, où il est chargé d’une mission. Mais la comtesse est reconnue à Trouville par le jeune Anatole de Beaupersil. Elle apprend, grâce à lui, qu’on va vendre ses meubles, et elle se désole, à la crainte d’un scandale, car elle a laissé dans une armoire des lettres compromettantes, que lui a adressées autrefois le prince Ladislas, le propre fils du roi de Pologne. Justement la mission du comte Corniski est de s’emparer de ces lettres. Dès lors, commence une chasse, les lettres circulent, passent dans les mains du mari, qui finit par les rendre sans les