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LE NATURALISME AU THÉÂTRE

Je ne crois pas nécessaire d’entrer dans une analyse de celte pièce. Quel singulier genre ! Prendre des bouts de fil, les emmêler, mais d’une façon adroite, de manière qu’ils paraissent noués ensemble, en un paquet inextricable ; puis, tirer un seul bout, celui qu’on a ménagé, et rembobiner le tout d’un trait, sans la moindre difficulté. La littérature est absente, on s’intéresse à cela comme à un jeu de patience ; et quand on s’en va, on éprouve un vide, une déception, avec cette pensée vague que ce n’était pas la peine de se passionner, puisqu’on était certain à l’avance que cela finirait comme cela avait commencé. Au théâtre, lorsqu’on n’emporte aucun fait nouveau, aucune observation à creuser, on garde contre la pièce une sourde rancune, de même qu’on s’en veut lorsqu’on a lu un livre vide ou qu’on s’est arrêté à causer dix minutes avec un bavard imbécile, qui vous a noyé d’un déluge de mots.

Je songeais au succès de Bébé, en voyant la Petite Correspondance, et je me disais qu’en somme ce succès était mérité. À coup sûr, ce qui a charmé si longtemps le public, ce n’est pas l’imbroglio de la pièce, ce sont deux ou trois scènes d’observation amusante qu’elle contenait. Et ce qui prouve qu’une série de quiproquos ne suffit pas au succès, même lorsqu’ils sont travaillés par des mains expérimentées, c’est que la Petite Correspondance a été accueillie froidement. Question de sujet, et surtout question de types et de situations, je le répète. Dans Bébé, on a trouvé drôle cette histoire de grand garçon dégourdi, que sa mère traite toujours en enfant, lorsqu’il se lance dans toutes les fredaines, et qu’il a la femme de chambre pour maîtresse, Bien que cela rappelât Edgard et sa bonne, l’aventure a paru piquante, prise sur le vrai, dans le courant de la vie quotidienne. Peut-être le public ne fait-il pas ces réflexions là ; mais, à son insu, il subit les courants qui s’établissent, il ne supporte plus que difficilement les inventions de pure fantaisie, et se plaît davantage aux choses prises sur la réalité.

Je parlais des types. La fortune de Bébé a été faite par le répétiteur Pétillon. Ce maître, si tolérant pour ses élèves, le nez tourné à la friandise, et se régalant le premier des fredaines de la jeunesse, était certes une caricature, mais une caricature sous laquelle on sentait la vie. Il vivait, ce cuistre sournoisement voluptueux, brûlé de tous les appétits, sous son cuir de pédant qui court le cachet. Et quelle bonne folie que la scène où il sauve les deux chenapans auxquels il donne des répétitions de droit, en racontant à une vieille ganache de père qu’il a mis le Code en couplets ! Cela est extravagant ; seulement, derrière l’extravagance, on sent l’observation, on se rappelle des pauvres diables de cet acabit qui gagnent leur cachets, en baisant les bottes des petits gredins qu’ils sont chargés d’instruire.

Faut-il voir une leçon donnée aux auteurs dans l’accueil relativement froid fait par le public à la Petite correspondance ? Je n’ose l’affirmer. Et pourtant MM. de Najac et Hennequin, qui sont très expérimentés, ne peuvent manquer de faire le raisonnement suivant : « Pourquoi le grand succès de Bébé, et pourquoi la demi-chute de la Petite Correspondance ?. Évidemment, c’est que les imbroglios ne satisfont plus entièrement le public, car jamais nous n’en avons noué un de plus entortillé ni de plus heureusement dénoué. Il est donc temps d’abandonner cette formule commode et de chercher des situations vraies et des types réels, comme dans Bébé. Notre intérêt l’exige : soyons vivants, si nous voulons toucher de beaux droits d’auteur. »

Ce raisonnement serait excellent, et je voudrais l’entendre faire par tous les auteurs ; d’autant plus qu’il est logique et exact. Questionnez les plus habiles, ils vous diront que le goût du public tourne au naturalisme, d’une façon continue et de plus en plus accentuée. C’est le mouvement de l’époque. Il s’accomplit de lui-même, par la force même des choses. Avant dix ans, l’évolution sera complète. Et vous verrez les dramaturges et les vaudevillistes réputés pour leur habileté, se ruer alors vers la peinture des scènes réelles, car ils n’ont au fond qu’une doctrine : satisfaire le public en toutes sortes, lui donner ce qu’il demande, de manière à battre monnaie le plus largement possible.


IV


Une circonstance m’a empêché d’assister à la première représentation de Niniche, le vaudeville en trois actes que MM. Hennequin et Millaud ont fait jouer aux Variétés. Je n’ai pu voir que la quatrième, et j’ai été vraiment surpris de la gaieté débordante du public. Quel excellent public que ce public parisien ! Comme il est bon enfant, comme il rit volontiers ! La moindre plaisanterie, eût-elle trente années d’âge, le chatouille ainsi qu’au premier jour, lorsqu'elle est dite par la comédienne ou le comédien favori. On prétend que les artistes tremblent, lorsqu’ils paraissent à Paris pour la première fois. Ils ont bien tort. J’ai connu, en province, un théâtre où le public était autrement exigeant et maussade. On y sifflait avec une brutalité révoltante. J’estime qu’il faut trois fois plus d’efforts pour dérider un spectateur de province que pour faire rire aux éclats un spectateur de Paris.

J’ai été d’autant plus étonné de la gaieté de la salle, que l’on avait jugé Niniche très sévèrement devant moi, le lendemain de la première représentation. C’était un four, disait-on. Voilà un four qui prenait tous les airs d’un grand succès. J’avais particulièrement à côté de moi des dames, d’honnêtes bourgeoises à coup sûr, qui faisaient scandale, tant elles s’amusaient. Les moindres mots, d’ailleurs, soulevaient une tempête de joie, du parterre au cintre. Et cela ne cessait point, les trois actes ne se sont pas refroidis un instant. Je me doute bien que les interprètes sont pour beaucoup dans cette gaieté. D’autre part, peut-être suis-je tombé sur une représentation exceptionnelle, sur un soir où toute la salle avait bien dîné ; il y a de ces rencontres, de ces jours d’électricité commune, que connaissent les artistes, et qu’ils constatent en disant : « La salle est très chaude aujourd’hui. » Mais le fait ne m’en a pas moins préoccupé vivement.

Ai-je ri moi-même ? Mon Dieu, je crois que