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LE NATURALISME AU THÉÂTRE

jours voir le chef-d’œuvre ; rien ne me paraît désastreux pour la critique comme cet engourdissement dans le train-train quotidien de nos théâtres, qui ne met rien au delà du succès immédiat d’une pièce et qui rapporte tout à la consommation courante du public. Sans doute, les chefs-d'œuvre sont rares ; mais c’est pour le chef-d’œuvre que nous travaillons tous. Peu importent les fabricants, ils ne méritent pas qu’on discute sur leur plus ou leur moins de médiocrité.

Je dirai donc à M. Delpit de ne pas trop se fier aux situations, à l’émotion qu’il peut déterminer en heurtant des marionnettes, placées dans de certaines conditions. Ce métier ne réussit même plus aux vieux routiers du mélodrame. S’il n’avait mis dans sa comédie que des invraisemblances et des conventions, comme M. Sarcey paraît le croire, sa comédie tomberait aujourd’hui devant l’indifférence publique. Ce n’est pas grâce aux situations que le Fils de Coralie a réussi, car nous avons vu d’autres situations aussi puissantes et plus neuves ne pas toucher les spectateurs ; c’est grâce à la somme de vérité que l’auteur a osé apporter dans les situations, comme j’ai tâché de le prouver. M. Sarcey ne dit pas un mot de cela. Il ajoute même que, lorsqu’une salle pleure, il n’y a plus à discuter ; alors qu’on nous ramène à Lazare le Pâtre, dont on vient de faire quelque part une reprise si piteuse. La preuve que rien ne disparait, même dans le succès, c’est que le capitaine Daniel reste un personnage en bois pour tout le monde, c’est que le quatrième acte empêchera toujours le Fils de Coralie d’être une œuvre de premier ordre. Le public, que l’on croit pris tout entier quand on l’a vu rire ou pleurer, a de terribles revanches ; il juge son émotion et il se révolte, si l’on s’est moqué de lui. Telle est l’explication du dédain que nos petits-fils montreront pour certaines œuvres acclamées aujourd’hui dans nos théâtres.

M. Delpit vient de révéler un tempérament d’homme de théâtre. Maintenant, il faut qu’il produise. Deux routes s’ouvrent devant lui : l’œuvre de convention et l’œuvre de vérité, l’analyse humaine et la fabrication dramatique. Dans dix ans, on le jugera.




LA PANTOMIME


Il vient de se faire, au théâtre des Variétés, une tentative très intéressante, et dont le succès a d’ailleurs été complet. Je veux parler de l’introduction de la pantomime dans la farce. Frappé du triomphe que les Hanlon-Lees, ces mimes merveilleux, obtenaient aux Folies-Bergère, le directeur des Variétés a eu l’idée heureuse de commander une pièce, une farce, dans laquelle les auteurs leur ménageraient une large part d’action. Il s’agissait donc de leur fournir un thème, de les placer dans un cadre dialogué, où ils pussent se mouvoir avec aisance. Le projet était des plus ingénieux et des plus tentants. C’était produire les Hanlon devant le grand public et élargir leur drame muet d’un drame parlé, qui ménagerait l’attention des spectateurs.

Nous ne sommes pas en Angleterre, où l’on supporte parfaitement une pantomime en cinq actes durant toute une soirée. Notre génie national n’est point dans cette imagination atroce d’une grêle de gifles et de coups de pied tombant pendant quatre heures, au milieu d’un silence de mort. L’observation cruelle, l’analyse féroce de ces grimaciers qui mettent à nu d’un geste ou d’un clin d’œil toute la bête humaine, nous échappent, lorsqu’elles ne nous fâchent pas. Aussi faut-il, chez nous, que la pantomime ne soit que l’accessoire, et qu’il y ait des points de repos, pour permettre aux spectateurs de respirer. De là l’utilité du cadre imposé à MM. Blum et Toche, les auteurs du Voyage en Suisse. Ils ont été chargés de présenter les Hanlon au grand public parisien, en motivant leurs entrées en scène et en embourgeoisant le plus possible la fantaisie sombre de leurs exercices.

Le gros reproche que j’adresserai aux auteurs, c’est d’avoir trop embourgeoisé cette fantaisie. Leur scénario n’est guère qu’un vaudeville, et un vaudeville d’une originalité douteuse. Cet ex-pharmacien qui se marie et que des farceurs poursuivent pendant son voyage de noces, pour l’empêcher de consommer le mariage, n’apporte qu’une donnée bien connue. Encore ne chicanerait-on pas sur l’idée première, qui était un point de départ de farce amusante ; mais il aurait fallu, dans les développements, dans les épisodes, une invention cocasse, une drôlerie poussée à l’extrême, qui aurait élargi le sujet, en le haussant à la satire enragée. Mon sentiment tout net est que le train de la pièce est trop banal, trop froid, et que, dès que les Hanlon paraissent, avec leur envolement de farceurs lyriques, ils y détonnent.

Souvent, lorsqu’on sort d’une féerie, on regrette que toutes ces splendeurs soient dépensées sur des scénarios si médiocres, on se dit qu’il faudrait un grand poète pour parler la langue de ce peuple de fées, de princesses et de rois. Eh bien ! ma sensation a été la même devant le Voyage en Suisse. J’ai regretté qu’un observateur de génie, qu’un grand moraliste n’ait pas écrit pour les Hanlon la pièce profondément humaine, la satire violente et au rire terrible que ces artistes si profonds mériteraient d’interpréter. Leur puissance de rendu, leurs trouvailles d’analystes impitoyables, font éclater les plaisanteries faciles du vaudeville. Il leur faudrait, pour être chez eux, du Molière ou du Shakespeare. Alors seulement ils donneraient tout ce qu’ils sentent.

J’insiste, parce que, malgré leur très vif