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LE NATURALISME AU THÉÂTRE

Davyl a eu le tort de ne pas pousser magistralement son étude jusqu’au bout. Il s’est dit qu’une « pièce » était nécessaire, lorsque, selon moi, une « étude » suffisait et donnait à l’idée une ampleur superbe. On a tort de se défier du public, de croire qu’il exige de la convention. Ce sont les deux premiers actes qui ont surtout charmé la salle. Jamais M. Louis Davyl n’aura laissé échapper une si belle occasion de laisser une œuvre.

Telle qu’elle est, pourtant, la pièce est une des meilleures que j’aie vues cette année. J’ai été très heureux de son succès, car ce succès me confirme dans les idées que je défends. Voilà donc le naturalisme au théâtre, je veux dire l’analyse d’un milieu et d’un personnage, le tableau d’un coin de la vie quotidienne. Et l’on a pris le plus grand plaisir à cette fidélité des peintures, à cette scrupuleuse minutie de chaque détail. Le premier acte est vraiment charmant de vérité ; on dirait le début d’un roman de Balzac, sans la grande allure. Que m’affirmait-on, que le théâtre ne supportait pas l’étude du milieu ? Allez voir jouer Monsieur Chéribois, et, ce qui vous séduira, ce sera précisément cette maison de Joigny, si tiède et si douce, dans laquelle vous croirez entrer.

Pour moi, M. Louis Davyl fera bien de s’en tenir là. Sa voie est trouvée. Quand il s’est lancé dans la littérature dramatique, après une vie déjà remplie, il a déployé une activité fiévreuse, il a voulu tenter toutes les notes à la fois. J’ai vu de lui des pièces bien médiocres, entre autres de grands mélodrames où il pataugeait à la suite de Dumas père et de M. d’Ennery. J’ai vu un drame populaire, dans lequel, à côté d’excellentes scènes prises dans le milieu ouvrier, il y avait une accumulation de vieux clichés intolérables. De tout son bagage, il ne reste que la Maîtresse légitime et Monsieur Chéribois. La conclusion est facile à tirer. J’espère que l’expérience est désormais faite pour lui ; il doit s’en tenir aux pièces d’observation et d’analyse, il doit ne pas sortir du théâtre naturaliste, s’il veut enfin conquérir et garder une haute situation. On a pu comprendre qu’il se cherchât et qu’il tâtât le public ; on ne comprendrait plus qu’il ne se fixât pas où paraît aller le succès et où se trouve évidemment son tempérament d’auteur dramatique.


VII


La comédie en quatre actes de M. Albert Delpit : le Fils de Coralie a obtenu un véritable succès au Gymnase.

En quelques lignes, voici le sujet. Une fille, Coralie, qui a scandalisé Paris par sa débauche, s’est retirée en province, après fortune faite, pour se consacrer tout entière à l’éducation de son fils Daniel. L’enfant a grandi, il est aujourd’hui capitaine, et un capitaine extraordinairement pur, noble, bon, délicat, grand, chaste, intègre, magnanime. Naturellement, il ignore les anciennes farces de sa mère, qui s’est modestement dérobée sous le nom de madame Dubois. C’est alors que le capitaine veut épouser la fille d’une respectable famille de Montauban, Édith Godefroy. Les deux jeunes gens s’adorent, sa prétendue tante donne à Daniel une somme de neuf cent mille francs, une fortune dont on lui aurait confié la gestion ; tout irait pour le mieux, si un ancien viveur, M. de Montjoye, ne reconnaissant pas d’abord Coralie, et si ensuite le notaire Bonchamps ne mettait pas à néant le roman naïf de madame Dubois, en lui posant les questions nécessaires à la rédaction du contrat. Elle se trouble, et la grande scène attendue, la scène d’explication entre elle et son fils, se produit alors. Au dernier acte, le mariage ne se ferait naturellement pas si Édith ne déclarait publiquement, dans un étrange coup de tête, qu’elle est la maîtresse de Daniel. M. Godefroy, vaincu par ce moyen un peu raide de comédie, se décide à les unir, à la condition que Coralie se retirera dans un couvent.

Avant tout, examinons la question de moralité. Je crois savoir que M. Delpit est à cheval sur la morale. Sa prétention, me dit-on, est d’écrire des œuvres dont les femmes ne rougissent pas, et dont l’influence salutaire doit améliorer l’espèce humaine, par des moyens tendres et nobles.

Or, j’avoue avoir cherché la vraie moralité du Fils de Coralie, sans être encore parvenu à la découvrir. Est-ce à dire que les filles ne doivent pas avoir de fils, ou bien qu’elles doivent éviter d’en faire des capitaines immaculés, si elles en ont ? Non, car Daniel est en somme parfaitement heureux à la fin, et il serait fils d’une sainte, qu’il n’aurait pas à remercier davantage la Providence. L’auteur ne dit même pas aux dames légères de Paris : « Voyez combien vos désordres retomberont sur la tête de vos fils ; vous serez un jour punies dans leur bonheur brisé. » Au demeurant, Coralie est pardonnée ; elle s’enterre bien au couvent, mais quelle fin heureuse pour une vieille catin, lasse de la vie, s’endormant au milieu des tendresses câlines des bonnes sœurs ! car je me plais à ajouter un cinquième acte, à voir Coralie mourir dans le sein de l’Église et laisser sa fortune pour les frais du culte. C’est la mort enviée de toutes les pécheresses, l’argent du Diable retourne au bon Dieu. Et remarquez que celle-ci a, en outre, la joie de savoir son fils bien établi.

Donc, la moralité est ici fort obscure. La seule conclusion qu’on puisse tirer, me paraît être celle-ci, adressée aux filles trop lancées : « Tâchez d’avoir un fils capitaine et pur pour qu’il vous refasse une virginité sur le tard », moyen un peu compliqué, qui n’est pas à la portée de toutes ces dames.

Mais soyons sérieux, laissons la morale absente, et arrivons à la question littéraire. C’est la seule qui doive nous intéresser. J’ai simplement voulu montrer que les écrivains moraux sont généralement ceux dont les œuvres ne prouvent rien et ne mènent à rien. On tombe avec eux dans l’amphigouri des grands sentiments opposés aux grandes hontes, dans un pathos de noblesse d’une extravagance rare, lorsqu’on le met en face des réalités pratiques de la vie.

Les deux premiers actes sont consacrés à l’exposition. Rien de saillant, mais des scènes d’une grande netteté et bien conduites. Je ne fais des réserves que pour la langue ; c’est trop écrit, avec des enflures de phrases, tout un dialogue