Page:Zola - Théâtre, 1906.djvu/339

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
331
LES EXEMPLES

solution de tout problème, c’est ce qu’il fallait démontrer.

Je crois inutile de rentrer dans la discussion de la thèse. Les auteurs ont voulu cela. Mais le premier venu peut vouloir autre chose, la thèse absolument contraire par exemple, et le premier venu n’aura qu’à arranger un autre drame, pour avoir également raison. La question d’art seule demeure, et j’ai le regret de constater que l’argumentation a fait un tort considérable au mérite littéraire de l’œuvre, en torturant les faits et en embarrassant le dialogue de plaidoyers inutiles. Les personnages n’obéissent plus à un caractère, mais à une situation ; ils font ceci et cela, non pas parce que leur nature est de le faire, mais parce que les auteurs veulent qu’ils le fassent. Dès lors, nous avons des pantins au lieu de créatures vivantes.


VI


Je retrouve M. Louis Davyl à l’Odéon, avec une comédie en trois actes : Monsieur Chéribois. Avant tout, j’analyserai l’œuvre. Ensuite, je me permettrai de la juger et d’en tirer une leçon, s’il y a lieu.

M. Chéribois est un bourgeois de Joigny qui passe grassement sa vie dans un égoïsme bien entendu. Il n’a autour de lui que des femmes qui le gâtent : madame Chéribois d’abord, puis sa filleule, Henriette, et la vieille bonne de la famille, Marion. Tout le premier acte sert à peindre cet intérieur cossu et tranquille, dans lequel le bon M. Chéribois ne tolère pas le pli d’une rose. Cependant, il attend ce jour-là son fils Paul, qui est en train de faire fortune à Paris, chez un agent de change. Il est même allé le chercher à la gare, et il revient très maussade, parce que Paul n’est pas arrivé. La vérité est que ce malheureux garçon rôde autour de la maison depuis le matin ; il a joué à la Bourse et a perdu cent mille francs ; il explique à sa mère épouvantée qu’il est déshonoré, s’il ne paye pas. Mais lorsque M. Chéribois apprend l’aventure, il refuse tout net les cent mille francs. Tant pis si son fils est un imbécile ! Voilà la tranquille maison bouleversée, et l’égoïste seul y dînera paisiblement le soir.

Au second acte, madame Chéribois tente vainement de sauver son fils. Elle se rend chez le notaire Violette, où déjà Henriette et la vieille Marion sont venues faire assaut de dévouement, en tâchant de réaliser leur petite fortune pour la donner à Paul. Mais toutes les tendresses de la mère se brisent contre la loi ; elle ne peut disposer d’aucun argent sans le consentement de son mari. Alors, elle se lamente, et, M. Chéribois se présentant à son tour, une explication cruelle a lieu entre eux. Il ne cède pas, la situation reste plus tendue.

Enfin, au troisième acte, le dénouement est amené par une intrigue secondaire. Un neveu de M. Chéribois, Laurent, possède pour toute fortune une vigne que son oncle guette depuis longtemps. Justement, la fille du notaire, Cécile, est aimée de Laurent. Il se décide à vendre sa vigne à son oncle pour le prix de soixante-quinze mille francs, puis à prêter cet argent à Paul. Autre complication : M. Chéribois veut payer les soixante-quinze mille francs sur une somme de cent mille francs qu’il vient de faire porter chez un banquier par Bidard, le clerc de maître Violette. Et voilà qu’on lui annonce la fuite de ce banquier. Il se désole. Enfin, quand il apprend que Bidard. prévenu à temps, ne s’est pas dessaisi de la somme, il se laisse attendrir et consent à donner les cent mille francs à son fils.

Je commencerai par la critique. Qui ne comprend que ce dénouement est fâcheux ? Pendant les deux premiers actes, M. Louis Davyl s’est tenu dans une étude très simple et très juste d’un petit coin de la vie de province. On ne sent nulle part la convention théâtrale, les recettes connues, la routine des expédients et des ficelles du métier. Rien de plus charmant, de mieux observé et de mieux rendu. Et voilà tout d’un coup que l’auteur paraît avoir peur de cette belle simplicité ; il se dit que ça ne peut pas finir comme ça, que ce serait trop nu, qu’il faut absolument corser le troisième acte. Alors, il ramasse cette vieille histoire des cent mille francs qu’on croit perdus et qu’on retrouve dans la poche d’une clerc fantaisiste. Il force le coffre-fort de son égoïste par un tour de passe-passe, au lieu de chercher à amener le dénouement par une évolution du caractère du personnage.

Le pis est que M. Louis Davyl a fait la scène qu’il fallait faire, et qu’il l’a même très bien faite. Quand M. Chéribois rentre chez lui à la nuit tombante, il ne trouve plus personne, ni sa femme, ni sa nièce, ni la vieille bonne. Il n’y a pas même de lampe allumée. Le nid où il se fait dorloter depuis un demi-siècle est désert et froid, lentement empli d’une ombre inquiétante. Alors, il est pris de peur, il tremble qu’on ne l’abandonne, il grelotte à la pensée qu’il n’aura plus là trois femmes pour prévenir ses moindres désirs. Et il se lance à travers les pièces, il appelle, il crie. C’est lui, dès lors, qui est à la merci de son entourage. J’aurais voulu qu’à ce moment il fût vaincu par le seul fait de son abandon, que son caractère d’égoïste lui arrachât ce cri : « Tenez ! voilà les cent mille francs, rendez-moi ma tranquillité et mon bien-être. »

Remarquez que M. Chéribois obéissait ainsi jusqu’au bout à sa nature. Après avoir résisté par égoïsme, il consentait par égoïsme. Son vice le punissait, sans que l’auteur eût à le transformer. D’autre part, il faut songer que M. Chéribois n’est pas un avare ; il se nourrit merveilleusement et tient à digérer dans de bons fauteuils. S’il refuse de donner les cent mille francs, c’est qu’il songe sans doute à toutes les satisfactions personnelles qu’il peut se procurer avec une pareille somme. Rien d’étonnant dès lors à ce qu’il les donne, dès que son refus menace de gâter son existence entière. Je le répète, le dénouement naturel était là, et pas ailleurs.

Tout le reste, les cent mille francs promenés dans la poche de Bidard, le bel expédient de Lucile, décidant Laurent à vendre sa vigne, n’est réellement là que pour tenir de la place. Ce sont des complications enfantines, imaginées en dehors de toute observation, ajoutées par l’auteur dans le but d’occuper les planches. Je crois le calcul fâcheux. L’effet obtenu aurait grandi, si le troisième acte avait continué la belle et touchante simplicité des deux premiers. M. Louis