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LES EXEMPLES

puyant sur cet exemple, que la vérité exacte est absurde sur les planches ; car ici, loin d’avoir reproduit la vérité exacte, les auteurs ont dû l’amputer violemment, la réduire à une fable inoffensive et peu intelligible. Imaginez certaines comédies d’Aristophane arrangées pour un public parisien.

Et l’embarras des auteurs a été si évident, lorsqu’ils ont abordé cette terrible figure de Désirée, qu’ils se sont résignés à la tourner au comique. Il faut la voir se jeter au cou de Mathilde, quand celle-ci revient de voyage ; elle pousse de petits cris, elle se pâme, si bien qu’elle soulève des rires dans la salle. Le soir de la première représentation, on a trouvé ça drôle, on ne comprenait pas. Pourtant, j’étais un peu étonné. Cette exagération devait-elle être mise au compte de l’actrice ? Je ne le crois pas aujourd’hui, je pense plutôt que les auteurs ont voulu indiquer ce qu’ils ne pouvaient dire. Leur pièce me fait l’effet d’un paravent charmant, un peu rococo, bon à mettre dans un salon, et derrière lequel se passe une effroyable aventure. Certes, ce n’est pas avec de tels éléments qu’on peut expérimenter si la vérité toute crue est possible ou impossible au théâtre. La vérité du Nid des autres ne se dit qu’à l’oreille.

Même admettons que l’histoire soit propre, il faudra toujours faire de Mathilde une femme sotte ou une femme méchante, si l’on veut expliquer sa fuite avec Désirée. Dans la réalité, on n’a jamais vu les jeunes épouses quitter leurs maris pour suivre des dames de leur connaissance. Si cela arrive, c’est qu’il y a des raisons, et il faut mettre ces raisons en lumière ; autrement, les figures ne se tiennent plus debout. C’est une surprise, lorsque Mathilde s’en va avec Désirée, parce que l’analyse du personnage ne nous a pas préparés à cette action. L’écrivain qui étudie la vie, l’explique par là même, jusque dans ses inconséquences. Quand je demande qu’on porte la réalité au théâtre, j’entends qu’on y fasse fonctionner la vie, avec tous ses rouages, dans la merveilleuse logique de son labeur.

C’est donc une singulière idée que de parler de vérité exacte à propos du Nid des autres. Aucune pièce, au contraire, n’a dû être plus faussée. Et je n’ai pas encore cité ce Montbrisson, qui est las de traîner partout, cet éternel Desgenais qui apporte dans sa poche un dénouement enfantin. Est-il assez factice, celui-là ! Puis, comme cette Désirée se laisse aisément écraser ! Dans la réalité, les Désirées triomphent toujours. C’est que là encore les auteurs ont voulu plaire. Décidés à rire de l’aventure, ils ont évité le drame par un tour d’escamotage. Mais, bon Dieu ! sommes-nous assez loin de l’histoire dont tout Paris s’est occupé !

Et sait-on pourquoi les auteurs ont préféré une comédie aimable ? C’est à coup sûr pour conquérir le public, qui exige des personnages sympathiques. On ne se doute pas de la quantité de pièces médiocres que la nécessité des personnages sympathiques fait écrire. Par exemple, on a un beau drame ; seulement, on s’aperçoit que les héros ne sauraient plaire aux âmes sensibles ; ce sont de grands passionnés ou de grands révoltés, qui marchent trop brutalement dans la vie ; alors, on les chausse de pantoufles pour qu’ils fassent moins de bruit, on les taille, on les rogne, jusqu’à ce qu’ils soient dignes d’un prix de vertu. Et ce n’est pas tout, il faut établir une compensation, mettre deux honnêtes gens pour un gredin ; c’est à peu près la proportion ordinaire. Mathilde est nulle et effacée, parce que, si elle était perverse, son mari ne pourrait la reprendre, et il faut pourtant qu’il la reprenne au dénouement. D’autre part, les auteurs ont ajouté Montbrisson, pour compenser Désirée. Nous touchons là à la plaie de médiocrité du théâtre.

Je prends le Nid des autres, non comme un exemple de ce que devient la réalité au théâtre, mais comme un exemple de ce que l’on fait de la réalité au théâtre. Et cet exemple est caractéristique, lorsqu’on l’étudie.


V


Les pièces à thèse sont de fâcheuses pièces. Elles argumentent au lieu de vivre. Comme toute question a deux faces, le pour et le contre, elles ne plaident fatalement qu’une opinion, elles n’ont qu’un côté de la réalité. Or, l’art est absolu. Les pièces à thèse sont donc en dehors de l’art, ou du moins ont toute une partie de discussion qui encombre et rabaisse l’œuvre entière.

Voici, par exemple, MM. A. Decourcelle et J. Claretie qui viennent de faire jouer au Gymnase un drame en quatre actes, le Père, dans lequel ils ont voulu prouver des vérités délicates et fort discutables. Selon eux, le père adoptif qui élève un enfant est plus le père de cet enfant que le véritable père qui l’a abandonné. La voix du sang n’existe pas. Il ne suffit point de donner par hasard l’être à une créature pour se dire son père, il faut encore achever cette naissance en faisant une belle âme de cette créature. Tout cela est parfait en théorie, et même beau ; seulement, dans la réalité, les choses prennent une allure moins nette, le bien et le mal se mêlent, et il est singulièrement difficile de se prononcer.

Les pièces à thèse ont surtout ceci de fâcheux, que les auteurs peuvent et doivent les arranger pour leur faire signifier ce qu’ils veulent. Tous les paradoxes sont permis au théâtre, pourvu qu’on les y mette avec esprit. On a un plaidoyer, on n’a pas la vérité. Si l’on dérange une seule des poutres de l’échafaudage, tout croule. C’est un château de cartes qu’il faut considérer de loin en évitant de le renverser d’un souffle.

Ainsi, on ne s’imagine pas toutes les précautions que les auteurs ont dû prendre pour faire tenir leur drame debout. D’abord, il s’agissait de donner le père adoptif, M. Darcey, comme l’homme le plus sympathique du monde, honnête, loyal, un héros. Par contre, il fallait présenter le père véritable comme un gredin, tout en lui laissant l’apparence d’un homme du monde ; et M. de Saint-André est devenu un viveur, un profil romantique de misérable dont les bottines vernies foulent toutes les choses saintes. Mais cela ne suffisait pas. Pour creuser l’abîme entre l’enfant et le vrai père, les auteurs ont dû inventer un viol de la mère : M. de Saint-