Page:Zola - Théâtre, 1906.djvu/333

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
325
LES EXEMPLES

comique les situations dramatiques, et que les critiques se fâchaient en criant à l’immoralité, je songeais qu’il y avait là un malentendu bien grand, j’aurais voulu pouvoir transformer d’un coup de baguette cette pièce mal faite en une pièce bien faite, et changer ainsi en applaudissements les rires et les indignations ; car, au fond, il s’agissait uniquement dune question de facture.

Voici, en gros, le sujet de la pièce. Le marquis de Ponteville a donné sa fille Nadine en mariage à M. de Châteaufort, un homme de la plus grande intelligence, que le gouvernement vient même de charger d’une mission diplomatique. Puis, le marquis s’est remarié avec une demoiselle d’une réputation équivoque. Mais voilà que Nadine acquiert la preuve, par une lettre, que son mari a été l’amant de sa belle-mère. Le beau Châteaufort, l’homme irrésistible et magnifique, est un simple gredin. Précisément, il vient de commettre une première scélératesse. Aidé de la marquise, il a décidé le marquis à lui léguer le château de Ponteville, au détriment de Pierre, le frère aîné de Nadine. Celui-ci apprend tout par le notaire qui a rédigé le testament. Un singulier notaire qui, pour se venger d’avoir reçu des honoraires trop faibles, dénonce tout le monde, et apprend surtout à la marquise que Nadine a des rendez-vous avec M. de Varennes, rendez-vous fort innocents d’ailleurs. Dès lors, la guerre est déclarée entre les deux femmes. Madame de Ponteville accuse madame de Châteaufort d’adultère, et fait prendre par le marquis une lettre que celle-ci semble vouloir dissimuler. Mais justement cette lettre est celle qui révèle la liaison de Châteaufort et de madame de Ponteville. Le marquis a un coup de sang, dont il se tire pour se lamenter. Enfin Châteaufort, auquel le gouvernement vient de retirer sa mission, comprend qu’il gêne tout le monde, qu’il n’y a pas d’issue possible, et il se décide à dénouer le drame en se faisant sauter la cervelle.

Certes, je ne défends point les inexpériences ni les maladresses de la pièce. Seulement, je me demande quelle a été la véritable intention de madame de Mirabeau. À coup sûr, son idée première a dû être de mettre debout la haute figure de Châteaufort. On dit que son héros était, dans le principe, député et ambassadeur ; la censure aurait diminué le personnage, en en faisant un simple diplomate, envoyé en mission particulière.

Mais l’indication suffit. On comprend immédiatement quel est le personnage, le type que l’auteur a voulu créer. Châteaufort n’est point l’aventurier vulgaire. Son nom est à lui ; de plus, il a une grande intelligence, une haute situation. Sa perversion est un fruit de l’époque et du milieu. Il est la pourriture en gants blancs, l’intrigue toute-puissante, l’homme public qui abuse de son mandat, le cerveau vaste qui combine le mal. Cet homme, titré, occupant une des situations politiques les plus en vue, représente donc la corruption dans les hautes classes, avec ce qu’elle a d’intelligent, d’élégant et d’abominable.

Je ne sais si je me fais bien comprendre. Mais il y avait, à mon sens, une création très large à tenter avec un tel personnage. Il est de notre temps ; on l’a rencontré dans vingt procès scandaleux. Il a poussé sur les décombres des monarchies ; il ne peut plus avoir de pensions sur la cassette des rois, et il bat monnaie avec ses titres et ses situations officielles. Regardez autour de vous, très haut, et vous le reconnaîtrez. Je comprends donc parfaitement que madame de Mirabeau n’ait pu résister à la tentation de mettre au théâtre une figure si contemporaine et si puissamment originale.

Maintenant, le malheur est qu’elle l’a mise sans aucune prudence. Elle avait besoin d’une histoire quelconque pour employer le héros, et l’histoire qu’elle a choisie est des moins heureuses. Encore aurait-elle pu s’en contenter, car les histoires en elles-mêmes importent peu. Mais il fallait alors souffler la vie à tous ces pantins, donner aux faits la profonde émotion de la vérité. J’arrive ici au vif de la question, et je demande à m’expliquer très nettement.

Le soir de la première représentation, le public riait et la critique se fâchait, ai-je dit. Dans les couloirs, j’entendais dire que l’immoralité de la pièce était révoltante, qu’un pareil monde n’existait pas. Surtout, c’était le langage qui blessait ; des spectateurs juraient que les femmes du monde ne parlent pas avec cette crudité et ne se lancent point ainsi leurs amants à la tête. Que répondre à cela ? on sourit, on hausse les épaules. La brutalité est partout, en haut comme en bas. Quand les passions soufflent, les marquises deviennent des poissardes. Il n’y a que les tout jeunes gens qui se font du grand monde une idée d’Olympe, où les bouches des dames ne lâchent que des perles.

Pour mon compte, — j’ignore si j’ai l’âme plus scélérate que la moyenne du public, — je ne trouve, dans Châteaufort, pas plus de gredinerie que dans beaucoup d’autres pièces applaudies pendant cent représentations. Que voyons-nous donc d’épouvantable dans cette œuvre ? Un homme qui a eu des relations avec sa belle-mère, et qui convoite les biens de son beau-père. Mais ce sont là de simples gentillesses à côté de l’amas effroyable des noirs forfaits de notre répertoire. Je ne citerai pas les tragédies grecques, ni les mélodrames du boulevard, où l’on s’empoisonne en famille avec la plus belle tranquillité du monde. Je rappellerai simplement les œuvres de cette année, l’Étrangère, par exemple, où le duc de Septmonts se conduit en vilain monsieur, tout comme Châteaufort.

Pourquoi, en ce cas, rit-on, et se fâche-t-on au Gymnase ? C’est uniquement parce que l’auteur a manqué de science et d’adresse. Il aurait pu nous conter une aventure dix fois plus odieuse et nous l’imposer parfaitement, s’il avait su procéder avec art. Question de facture, rien de plus, je le répète. Le public a acclamé d’autres vilenies, sans s’en douter. Les infamies ne l’effrayent pas, la façon de présenter les infamies seule le révolte.

La grande faute de madame de Mirabeau a été de bâtir son action dans le vide. Ses personnages n’ont pas d’acte civil. On ne sait d’où ils viennent, qui ils sont, comment s’est passée leur vie jusqu’au jour où on nous les présente. Châteaufort aurait eu besoin d’être expliqué dans ses antécédents. Cette grande figure devait être complète. Un drame n’est pas un coup de tonnerre dans un ciel bleu ; il faut cir-