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LES EXEMPLES

tifique du siècle va bientôt atteindre notre scène et la renouveler, je ne songe guère à cette vulgarisation en une douzaine de tableaux de quelque notion élémentaire que les enfants savent en huitième. Il y a là une veine de succès que les faiseurs exploitent, rien de plus. Ce que je veux dire, c’est que l’esprit scientifique du siècle, la méthode analytique, l’observation exacte des faits, le retour à la nature par l’étude expérimentale vont bientôt balayer toutes nos conventions dramatiques et mettre la vie sur les planches.




LA COMÉDIE


I


Mes confrères en critique dramatique ont bien voulu, pour la plupart, parler de mon dernier roman, à propos de Pierre Gendron, la pièce que MM. Lafontaine et Richard viennent de donner au Gymnase. Sans accuser les auteurs de plagiat, quelques-uns ont admis certaines ressemblances entre cette comédie et l’Assommoir. Loin de moi la pensée de me montrer plus sévère. Je tiens MM. Lafontaine et Richard pour de galants hommes qui se seraient adressés à moi, s’ils avaient eu la moindre velléité de tirer une pièce de mon livre. D’ailleurs, ils ont fait dire dans la presse que Pierre Gendron était écrit avant l’Assommoir, et cela doit suffire. Certes, je ne réclame pas une enquête. Je m’estime simplement heureux que les directeurs ne se soient pas montrés plus empressés de jouer la pièce ; car, dans ce cas, ce serait moi qui aurais pu être traité de plagiaire.

Seulement, la rencontre entre les deux œuvres est vraiment prodigieuse. Il y a là un cas littéraire sur lequel je me permets d’insister, uniquement pour la curiosité du fait.

Imaginez qu’un auteur dramatique veuille tirer un drame de l’Assommoir. La grosse difficulté qu’il rencontrera sera le nœud même du drame, le ménage à trois, le retour de l’ancien amant que le mari ramène auprès de sa femme, un jour de soûlerie. Dans la vie réelle, j’ai connu des Coupeau, lentement hébétés par la boisson. Mais un romancier seul peut employer aujourd’hui de tels personnages, parce qu’il a le loisir de les analyser à l’aise et de tirer d’eux les terribles leçons de la vérité. Au théâtre, ils restent encore d’un maniement presque impossible.

Tout le problème, pour un auteur dramatique, serait donc d’accommoder Coupeau et Lantier, de façon à ce qu’ils pussent paraître devant le public, sans trop le révolter. Il faudrait, tout en gardant la situation du ménage à trois, trouver un arrangement qui maintiendrait l’aventure dans cette convention d’honnêteté scénique, hors de laquelle une pièce est fort compromise. En un mot, étant donnés Gervaise, Lantier et Coupeau, il s’agirait de les conserver tous les trois, et pourtant de les rendre possibles, en modifiant légèrement les données du roman.

Eh bien, MM. Lafontaine et Richard ont trouvé une solution très agréable. J’avais songé à ces choses, avant la représentation de leur pièce, et j’ai été réellement surpris de ne pas avoir eu l’idée d’une solution aussi habile. Certainement, ce qui m’a empêché de la trouver, c’est la pensée qu’un roman transporté au théâtre doit rester entier. Mais des auteurs qui ne seraient tenus à aucun respect envers l’Assommoir, et qui préféreraient même s’en écarter un peu, n’inventeraient pas une adaptation plus adroite que Pierre Gendron. Et cela est d’autant plus miraculeux que cette comédie a été écrite avant le roman.

Voici l’adaptation. Faites que Coupeau ne soit pas marié avec Gervaise, et admettez que Coupeau, tout en connaissant Lantier, ignore ses anciens rapports avec la jeune femme ; dès lors, Coupeau, qui est un honnête ouvrier, pourra ramener Lantier dans son ménage, et, de ce retour, naîtront tous les éléments dramatiques nécessaires. Gervaise, naturellement, tremblera devant Lantier et refusera avec horreur le marché de honte qu’il lui offre pour garder le silence. Quant au dénouement, il sera aimable ou triste, selon le théâtre où l’on portera la pièce.

Mais la rencontre la plus curieuse est peut-être que le retour de Lantier, dans le roman et dans le drame, a lieu pendant un repas de famille. Seulement, dans le roman, le repas est donné le jour de la fête de Gervaise ; tandis que, dans le drame, il a lieu le jour de la fête de Coupeau.

Je n’ai pas besoin de faire remarquer les conséquences énormes que la légère modification du sujet amène au point de vue théâtral. Au lieu de cette déchéance lente du ménage, qui est le roman tout entier, on n’a plus qu’un honnête ménage d’ouvriers tyrannisé et menacé par un sacripant. Les auteurs ont même chargé Lantier en noir ; ils en ont fait un assassin, que les gendarmes emmènent au dénouement, ce qui est vraiment trop gros et noie leur œuvre dans les eaux vulgaires du mélodrame. Quant à Coupeau et à Gervaise, ils se marient et sont heureux. On prétend, il est vrai, que la pièce était en cinq actes et qu’on l’a réduite pour les besoins du Gymnase. Je serais bien curieux de connaître les deux actes que M. Montigny a fait couper.

Et voyez le prodige, les rencontres ne s’arrêtent pas là ! La fille des Coupeau, Nana, est aussi dans la pièce. Or, cette Nana était encore bien embarrassante ; on pouvait, à la vérité, ne pas pousser les choses jusqu’au bout, en la ramenant au bercail, avant qu’elle eût glissé à la faute ; mais elle n’en demeurait pas moins un danger, si l’on ne mettait pas à côté d’elle une