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LES EXEMPLES

bon ? Le sujet est le premier venu. Il se passe en Bretagne, à l’époque de la Révolution, ce qui permet d'y prodiguer les mots de patrie, d’honneur, de gloire, de victoire. Nous y voyons l’éternelle intrigue des drames faits sur cette époque : un enfant du peuple aimant une fille d’aristocrate, devenant plus tard capitaine, puis épousant la demoiselle ou mourant pour elle. La situation forte consiste à mettre le capitaine entre son amour et son devoir ; il ouvre en mer un pli cacheté qui lui ordonne de fusiller le père de sa bien-aimée ; heureusement, ce père se fait tuer noblement, ce qui simplifie la question. Qu’importe le sujet, d’ailleurs ! La prétention des poètes comme M. Lomon est d’écrire de beaux vers et de pousser aux belles actions.

Hélas ! les vers de M. Lomon sont médiocres. Beaucoup ont fait sourire. Les meilleurs frappent l’oreille comme des vers connus ; on les a certainement lus ou entendus quelque part, ils circulent dans l’école, tout le monde s’en est servi. Ne serait-il pas temps de chercher une poésie en dehors de l’école lyrique de 1830 ? Je me borne à un souhait, car je ne vois rien de possible dans la pratique. Ce que je sens, c’est que tous nos poètes répètent Musset, Hugo, Lamartine ou Gautier, et que les œuvres deviennent de plus en plus pâles et nulles. Nous avons aujourd’hui une fin d’école romantique aussi stérile que la fin d’école classique qui a marqué le premier empire.

Pendant qu’on jouait l’autre soir le Marquis de Kénilis, je pensais à un poète de talent, à Louis Bouilhet, qu’on oublie singulièrement aujourd’hui. Celui-là se produisait encore à son heure, et il est telle de ses œuvres qui a de la force et même une note originale. Eh bien, si personne ne songe plus aujourd’hui à Louis Bouilhet, si aucun théâtre ne reprend ses pièces, quel est donc l’espoir de M. Lomon en chaussant des souliers qui ont mené à l’oubli des poètes mieux doués que lui, et venus en tout cas plus tôt dans une école agonisante ? Quel est cet entêtement de faire du vieux neuf, de ramasser les rognures d’hémistiches qui traînent, et dont le public lui-même ne veut plus ?

On répond par la dévotion à l’idéal. En face de notre littérature immonde, à côté de nos romans du ruisseau, il faut bien que des jeunes gens tendent vers les hauteurs et produisent des œuvres pour enflammer le patriotisme de la nation. Nous autres naturalistes, nous sommes le déshonneur de la France ; les poètes, M. Lomon et d’autres, sont chargés devant l’Europe d’honorer le pays et de le remettre à son rang. Ils consolent les dames, ils satisfont les âmes fières, ils préparent à la République une littérature qui sera digne d’elle.

Ah ! les pauvres jeunes gens ! S’ils sont convaincus, je les plains. J’ai déjà dit que je regardais comme une vilaine action de voler un succès littéraire, en lançant des tirades sur la patrie et sur l’honneur. Cela vraiment finit par être trop commode. Le premier imbécile venu se fera applaudir, du moment où la recette est connue. Si les mots remplacent tout, à quoi bon avoir du talent ?

Et puis, causons un peu de cette littérature qui relève les âmes. Où sont d’abord les âmes qu’elle a relevées ? En 1870, nous étions pleins de patriotisme contre la Prusse ; un peu de science et un peu de vérité auraient mieux fait notre affaire. J’ai remarqué que les dames qui travaillaient dans l’idéal, étaient le plus souvent des dames très émancipées. Au fond de tout cela, il y a une immense hypocrisie, une immense ignorance. Je ne puis ici traiter la question à fond. Mais il faut le déclarer très nettement : la vérité seule est saine pour les nations. Vous mentez lorsque vous nous accusez de corrompre, nous qui nous sommes enfermés dans l’étude du vrai ; c’est vous qui êtes les corrupteurs, avec toutes les folies et tous les mensonges que vous vendez, sous l'excuse de l’idéal. Vos fleurs de rhétorique cachent des cadavres. Il n’y a, derrière vous, que des abîmes. C’est vous qui avez conduit et qui conduisez encore les sociétés à toutes les catastrophes, avec vos grands mots vides, avec vos extases, vos détraquements cérébraux. Et ce sera nous qui les sauverons, parce que nous sommes la vérité.

N’est-ce pas la chose la plus attristante qu’on puisse voir ? Voilà un jeune homme, voilà M. Lomon. Il débute ; il a peut-être une force en lui. Eh bien, il commence par s’enfermer dans une formule morte ; il fait du romantisme, à l’heure où le romantisme agonise. Ce n’est pas tout, il croit qu’il sauve la France, parce qu’il vient corner les mots de patrie et d’honneur dans une salle de théâtre, parce qu’il invente une intrigue puérile et qu’il écrit de mauvais vers. Et le pis, c’est qu’il se montrera dédaigneux pour nous, c’est que ses amis mentiront au point de nous traiter en criminels et d’insinuer que sa pauvre pièce est une revanche du génie français !


J’ai d’autres désirs pour notre jeunesse. Je la voudrais virile et savante. D’abord, elle devrait se débarrasser des folies du lyrisme, pour voir clair dans notre époque. Ensuite, elle accepterait les réalités, elle les étudierait, au lieu d’affecter un dégoût enfantin. À cette condition seule, nous vaincrons. Le vrai patriotisme est là, et non dans dans des déclamations sur la patrie et la liberté. Jamais je n’ai vu un spectacle plus comique ni plus triste : tout un gouvernement républicain convoqué à l’Odéon, des ministres, des sénateurs, des députés, pour y entendre un coup de canon. Eh ! bonnes gens, ce n’est pas la formule romantique, c’est la formule scientifique qui a établi et consolidé la République en France


IV


Personne n’ignore qu’Attila, c’est M. de Bismarck. Du moins, nul doute ne peut nous rester à cet égard, après la première représentation des Noces d’Attila, le drame en quatre actes que M. Henri de Bornier a fait jouer à l’Odéon. La salle l’a compris et a furieusement applaudi les passages où les alexandrins du poète, en rangs pressés, font aisément mordre la poussière aux ennemis de la France. Je n’insiste pas.

Mais ce que je veux répéter encore, c’est ce que j’ai déjà dit à propos l'Hetman et de Jean Dacier. Pour un poète, l’œuvre vraiment patriotique est de laisser un chef-d’œuvre à son pays. Molière, qui n’a pas agité de drapeaux, qui n’a