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LE NATURALISME AU THÉÂTRE

Voici Jean Dacier, un paysan qui s’est instruit et qui représente l’homme nouveau. Il n’a pas une tache, il est grand, héroïque, sublime. Quand il a épousé la comtesse pour la sauver, et qu’elle l’écrase de son mépris, c’est à peine s’il laisse percer une révolte. Il fait échapper une première fois son rival Raoul, qu’il tient entre ses mains. À l’acte suivant, la situation recommence : Raoul tombe de nouveau à sa merci, et, cette fois, non seulement Jean le fait évader, mais encore il lui donne rendez-vous le lendemain sur le champ de bataille, et, en donnant ce rendez-vous, il trahit les siens, car l’attaque devait rester secrète. Jean passe devant un conseil de guerre, et on le fusille, pendant que Marie se lamente.

Vraiment, il est bon d’être un héros, mais il y a des limites. En temps de guerre, ouvrir continuellement la porte aux prisonniers, cela ne s’appelle plus de la grandeur d’âme, mais de la bêtise. Pour que nous nous intéressions aux pantins sublimes, il faut leur laisser un peu d’humanité sous la pourpre et l’or dont on les drape. On finit par sourire de ces héros magnanimes qui ne s’emparent de leurs ennemis que pour les relâcher. Il y a là une fausse grandeur dont on commence, au théâtre, à sentir le côté grotesque.

Le pis est qu’on s’intéresse médiocrement à Jean Dacier. Cette façon de sauver une femme en l’épousant, le met dans une position singulièrement fausse. Il se conduit en enfant. La seule chose qu’il aurait à faire, après avoir arraché Marie à la guillotine, ce serait de la saluer et de lui dire : « Madame, vous êtes libre. Vous me devez la vie, je vous confie mon honneur. » Mais alors toutes les querelles dramatiques, du second acte et du troisième n’existeraient pas. La situation est si bien sans issue que Jean meurt à la fin avec une résignation de mouton, pour finir la pièce. Cette mort est également amenée par une péripétie trop enfantine. Jean, ce lion superbe, trahit les siens sans paraître se douter un instant de ce qu’il fait, ce qui rapetisse tout le dénouement.

Quant à la comtesse, elle est bâtie sur le patron des héroïnes, avec trop de mépris et trop de tendresse à la fois. Lorsque Jean l’a sauvée, elle se montre d’une cruauté monstrueuse, blessant inutilement son libérateur, se conduisant d’une si sotte façon qu’elle mériterait simplement une paire de gifles, malgré toute sa noblesse. Puis, au dernier acte, elle se pend au cou de Jean et lui déclare qu’elle l’adore. Le quatrième acte a suffi pour changer cette femme. C’est toujours le même système, celui des pantins que l’on déshabille et que l’on rhabille à sa fantaisie, pour les besoins de son œuvre. Marie a compris la grandeur de Jean, et cela suffit : elle est comme frappée par la baguette d’un enchanteur, la couleur de ses cheveux elle-même a dû changer.

Je ne parle point des autres personnages, de ce Raoul de Puylaurens, qui passe sa vie à tenir son salut de son rival, ni du conventionnel Berthaud, qui traverse l’action en récitant des tirades énormes. Oh ! les tirades ! elles pleuvent avec une monotonie désespérante dans Jean Dacier. On essuie une trentaine de vers à la file, on courbe le dos sous une averse grise, on croit en être quitte ; pas du tout, trente autres vers recommencent, puis trente autres, puis trente autres. Imaginez une grande plaine plate, sans un arbre, sans un abri, que l’on traverse par une pluie battante. C’est mortel. Je préfère, et de beaucoup, les vers rocailleux de M. Parodi.

Que dirai-je du style ? Il est nul. Nous avons, à l’heure présente, cinquante poètes qui font mieux les vers que M. Lomon. Ce dernier versifie proprement, et c’est tout. Il tient plus de Ponsard que de Victor Hugo.

Je me montre très sévère, parce que Jean Dacier a été pour moi une véritable désillusion. Comme j’attaquais vivement le drame historique, on m’avait fait remarquer qu’on pouvait très bien appliquer à l’histoire la méthode d’analyse qui triomphe en ce moment, et renouveler ainsi absolument le genre historique au théâtre. Il est certain que, si des poètes abandonnent le bric-à-brac romantique de 1830, les erreurs et les exagérations grossières qui nous font sourire aujourd’hui, ils pourront tenter la résurrection très intéressante d’une époque déterminée. Mais il leur faudra profiter de tous les travaux modernes, nous donner enfin la vérité historique exacte, ne pas se contenter de fantoches et ressusciter les générations disparues. Rude besogne, d’une difficulté extrême, qui demanderait des études considérables.

Or, j’avais cru comprendre que le Jean Dacier, de M. Lomon, était une tentative de ce genre. Et quelle surprise, à la représentation ! Ça, de l’histoire, allons donc ! C’est un placage, exécuté même par des mains maladroites. Pas un des personnages ne vit de la vie de l’époque. Ils se promènent comme des figures de rhétorique, ils n’ont que la charge de réciter des morceaux de versification. Et le milieu, bon Dieu ! Ce village breton, où Berthaud vient procéder aux enrôlements volontaires, cette mairie de Nantes où l’on marie les comtesses qui vont à la guillotine, seraient à peine suffisants pour la vraisemblance d’un opéra-comique. Vraiment, Jean Dacier sera un bon argument pour les défenseurs du drame historique ! Il achève le genre, il est le coup de grâce.

Je songeais à la Patrie en danger, de MM. Edmond et Jules de Goncourt. Voilà, jusqu’à présent, le modèle du genre historique nouveau, tel que je l’exposais tout à l’heure. Aussi les directeurs ont-ils tremblé devant une œuvre qui avait le vrai parfum du temps, et les auteurs ont-ils dû publier la pièce, en renonçant à la faire jouer. Il y aurait un parallèle bien curieux à établir entre la Patrie en danger et Jean Dacier ; les deux sujets se passent à la même époque et ont plus d’un point de ressemblance. La première est une œuvre de vérité, tandis que la seconde est faite « de chic ». comme disent les peintres, uniquement pour les besoins de la scène.

Au demeurant, la salle a failli craquer sous les applaudissements, le premier soir. Vive la France


III


J’arrive au Marquis de Kénilis, le drame en vers que M. Lomon a fait jouer au théâtre de l’Odéon. Je n’analyserai pas la pièce. À quoi