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LES EXEMPLES

qui m’empêche d’avoir des idées justes l’une après l’autre.

Je suis peut-être très sévère. M. Paul Déroulède est jeune et mérite tous les encouragements. Il a du talent, d'ailleurs. Je n’aime pas ce talent, voilà tout. Je crois qu’un peu de vérité dans l’art est préférable à tout ce tralala des beaux sentiments. Les bonshommes en bois, même lorsque le bois est doré, ne font pas mon affaire. Je préfère à l’Hetman un petit acte fin et vrai du Palais-Royal, le Roi Candaule, par exemple. Au moins, nous sommes là avec des créatures humaines. Qu’est-ce que c’est que Froll-Gherasz ? Un père et un patriote. Mais quel père et quel patriote ? Nous n’en savons rien. Froll-Gherasz est une abstraction, il ressemble à un de ces personnages des anciennes tapisseries, qui ont une banderole dans la bouche, pour nous dire quels héros ils représentent. Pas d’observation, pas d’analyse, pas d’individualité. Le théâtre ainsi entendu remonte, par delà la tragédie, jusqu’aux mystères du moyen âge.

Ah ! je suis bien tranquille, d’ailleurs. Ce n’est pas l’Hetman qui ressuscitera le drame historique. Il est un exemple de la pauvreté et de la caducité du genre. Laissez passer cette tempête de bravos patriotiques, laissez refroidir ces tirades, et vous vous trouverez en face d’un drame dans le genre des drames, aujourd’hui glacés, de Casimir Delavigne, beaucoup moins bien fait et d’un ennui mortel.


II


Je viens de dire mon opinion sur les drames patriotiques. Je ne nie pas l’excellente influence que ces sortes de pièces peuvent avoir sur l’esprit de l’armée française ; mais, au point de vue littéraire, je les considère comme d’un genre très inférieur. Il est vraiment trop aisé de se faire applaudir, en remuant avec fracas les grands mots de patrie, d’honneur, de liberté. Il y a là un procédé adroit, mais commode, qui est à la portée de toutes les intelligences.

Voici, par exemple, un jeune homme, M. Charles Lomon. On me dit qu’il a écrit à vingt-deux ans le drame : Jean Dacier, joué solennellement à la Comédie-Française. La grande jeunesse du débutant me le rend très sympathique, et j’ai écouté la pièce avec le vif désir de voir se révéler un homme nouveau.

Mais, quoi ! avoir vingt-deux ans, et écrire Jean Dacier ! Vingt-deux ans, songez donc ! l’âge de l’enthousiasme littéraire, l’âge où l’on rêve de fonder une littérature à soi tout seul ! Et refaire un mauvais drame de Ponsard, une pièce qui n’est ni une tragédie ni un drame romantique, qui se traîne péniblement entre les deux genres !

Je m’imagine M. Lomon à sa table de travail. Il a vingt-deux ans, l’avenir est à lui. Dans le passé, il y a deux formes dramatiques usées, la forme classique et la forme romantique. Avant tout, M. Lomon devait laisser ces guenilles dans le magasin des accessoires, aller devant lui, chercher, trouver une forme nouvelle, aider enfin de toute sa jeunesse au mouvement contemporain. Non, il a pris les guenilles, il les a prises même sans passion littéraire, car il les a mêlées, il a tâché de rafraichir toutes ces vieilles draperies des écoles mortes pour les jeter sur les épaules de ses héros. Une tragédie glaciale, un drame échevelé, passe encore ! on peut être un fanatique ; mais une œuvre mixte, un raccommodage de tous les débris antiques, voilà ce qui m’a fâché !

Il est inutile d’avoir vingt-deux ans pour écrire une œuvre pareille. Cela me consterne que l’auteur n’ait que vingt-deux ans ; j’aurais compris qu’il en eût au moins cinquante. Serait-il donc vrai, que les débutants, même ceux qui ont soif d’originalité et de nouveauté, se trouvent fatalement condamnés à l’imitation ? Peut-être M. Lomon ne s’est-il pas aperçu des emprunts qu’il a faits de tous les côtés, du cadre vermoulu dans lequel il a placé sa pièce, des lieux communs qui y traînent, de la fille bâtarde, en un mot, dont il est accouché. La jeunesse n’a pas conscience des heures qu’elle perd à se vieillir.

Je sais que le patriotisme répond à tout. M. Lomon a écrit un drame patriotique, cela ne suffit-il pas à prouver l’élan généreux de sa jeunesse ? Je dirai une fois encore que le véritable patriotisme, quand on fait jouer une pièce à la Comédie-Française, consiste avant tout à tâcher que cette pièce soit un chef-d’œuvre. Le patriotisme de l’écrivain n’est pas le même que celui du soldat. Une œuvre originale et puissante fait plus pour la patrie que de beaux coups d’épée, car l’œuvre rayonne éternellement et hausse la nation au-dessus de toutes les nations voisines. Quand vous aurez fait crier sur la scène : « Vive la France ! » ce ne sera là qu’un cri banal et perdu. Quand vous aurez écrit une œuvre immortelle, vous aurez réellement prolongé la vie de la France dans les siècles. Que nous reste-t-il de la gloire des peuples morts ? Il nous reste des livres.

Jean Dacier est, parait-il, une œuvre républicaine. Je demande à en parler comme d’une œuvre simplement littéraire. Le sujet est l’éternelle histoire du paysan vendéen qui se fait soldat de la République et qui se retrouve en face de ses anciens seigneurs, lorsqu’il est devenu capitaine. Naturellement Jean aime la comtesse Marie de Valvielle, et naturellement aussi il se montre deux fois magnanime envers son ennemi et rival, Raoul de Puylaurens, le cousin de la jeune dame. L’originalité de la pièce consiste dans le nœud même du drame. Jean retrouve la comtesse juste au moment où elle passe dans la légendaire charrette pour aller à l’échafaud. Or, un homme peut la sauver en l’épousant. Jean lui offre son nom, et la comtesse accepte, en croyant qu’il agit pour le compte de Raoul. On comprend le parti dramatique que M. Lomon a pu tirer de cette situation : une comtesse mariée à un de ses anciens domestiques, se révoltant, puis finissant par l’aimer au moment où il a donné pour elle jusqu’à sa vie.

Je ne chicanerai pas l’auteur sur ce mariage singulier. Il peut se faire qu’on trouve dans l’histoire de l’époque un fait semblable ; seulement, il ne s’agissait certainement pas d’une femme de la qualité de l'héroïne. N’importe, il faut accepter ce mariage, si étrange qu’il soit. Ce qui est plus grave, c’est la création même du personnage.