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LE NATURALISME AU THÉÂTRE

époque. La grosse affaire, celle justement qui demande du talent, un talent très fort de déduction et de vie originale, c’est l'évocation des années mortes, la résurrection de tout un âge, grâce aux documents. Comme Cuvier, vous avez une dent, un os, et il vous faut retrouver la bête entière. Ici, l’imagination, j’entends le rêve, la fantaisie, ne peut que vous égarer. L’imagination, comme je l’ai dit ailleurs, devient de la déduction, de l’intuition ; elle se dégage et s’élève, elle est l’opération la plus délicate et la plus merveilleuse du cerveau humain. Donc, dans un drame historique, on doit créer ou plutôt recréer les personnages et le milieu ; il ne suffit pas d’y mettre des phrases copiées dans les documents ; si l’on y glisse ces phrases, elles demandent à être précédées et suivies de phrases qui aient le même son. Autrement, il arrive en effet que la vérité semble faire des trous dans la trame inventée d’une œuvre.

Et nous touchons ici du doigt le défaut capital de Camille Desmoulins. Ce qui a eu un son singulier aux oreilles du public, c’est ce mélange extraordinaire de vérité et de fantaisie. J’ai lu que M. Émile Moreau se défendait d’avoir imaginé la passion de Robespierre pour Lucile ; certains documents permettraient de croire à la réalité de cette passion. Je le veux bien. Mais, certainement, c’est forcer les textes que de baser sur le dépit de Robespierre la mort des dantonistes. Puis, quel étrange Robespierre, et quel Danton d’opéra-comique, et quel Hébert faussement drapé dans des guenilles ! Tout cela est une fantaisie bâtie sur la légende révolutionnaire. On ne sent pas des hommes.

Je répondrai donc aux critiques que, si le drame de M. Émile Moreau est tombé, c’est justement parce que la fantaisie y règne encore en maîtresse trop absolue. Les demi-mesures sont détestables en littérature. Voyez le gai mensonge de la Dame de Monsoreau, reprise dernièrement au théâtre de la Porte-Saint-Martin, ce mensonge qui se moque parfaitement de l’histoire : comme il a une logique qui lui est propre, comme il est complet en son genre, il intéresse. Voyez maintenant Camille Desmoulins, dont certaines parties sont aussi fausses, et dont d’autres parties contiennent textuellement des documents : la pièce n’est plus qu’un monstre, le mélange manque d’équilibre et arrive à ne contenter personne. Tel est le cas. Il est d’une bonne foi douteuse, en cette affaire, de vouloir faire payer les pots cassés à la formule naturaliste.

Je conclurai en répétant que le drame historique est désormais impossible, si l’on n’y porte pas l’analyse exacte, la résurrection des personnages et des milieux. C’est le genre qui demande le plus d’étude et de talent. Il faut non seulement être un historien érudit, mais il faut encore être un évocateur nommé Michelet. La question de mécanique théâtrale est secondaire ici. Le théâtre sera ce que nous le ferons.


III


Il me reste à parler de deux gros drames, la Convention nationale et l’Inquisition. Au Château-d’Eau, la Convention nationale a tué par le ridicule le drame historique. En vérité, nos auteurs n’ont pas de chance avec l’histoire de notre Révolution. Ils ne peuvent y toucher sans ennuyer profondément ou sans faire rire aux éclats les spectateurs. Si l’on excepte le Chevalier de Maison-Rouge, qui pourrait aussi bien se passer sous Louis XIII que sous la Terreur, pas une pièce sur la Révolution, qu’elle soit signée d’un nom inconnu ou d’un nom connu, n’a remporté un véritable succès. Et cela s’explique aisément : la Révolution est encore trop voisine de nous, pour que notre système de mensonge, dans les pièces historiques, puisse lui être sérieusement appliqué. Ce mensonge va librement de Mérovée à Louis XV. Puis, dès qu’ils entrent dans la France contemporaine, qui commence à 89, les auteurs perdent pied fatalement, parce que nous ne pouvons plus adopter leurs calembredaines romantiques sur une époque dont nous sommes. Aussi n’a-t-on jamais risqué des drames historiques, en dehors du Cirque, sur Napoléon 1er, Charles X, Louis-Philippe, Napoléon III et les deux dernières Républiques. Le drame historique actuel, étant basé sur les erreurs les plus grossières, en est réduit à montrer au peuple l’histoire que le peuple ne connaît pas, uniquement parce qu’il peut alors la travestir à l’aise.

L’épreuve est concluante, la possibilité du mensonge s’arrête à la Révolution. Pour que le drame historique s’attaquât à notre histoire contemporaine, il lui faudrait renouveler sa formule, chercher ses effets dans la vérité, trouver le moyen de mettre sur les planches les personnages réels dans les milieux exacts. Un homme de génie est nécessaire, tout bonnement. Si cet homme de génie ne naît pas bientôt, notre drame historique mourra, car il est de plus en plus malade, il agonise au milieu de l’indifférence et des plaisanteries du public.

Quant à l'Inquisition, de M. Gelis, jouée au Théâtre des Nations, c’est un mélodrame noir qui arrive quarante ans trop tard. Cela ne vaut pas un compte rendu. Je n’en parlerais même pas, sans la mort terrible de M. Jean Bertrand, ce drame réel et poignant qui s’est joué â côté de ce mélodrame imbécile, et qui lui a donné une affreuse célébrité d’un jour.

On se souvient des espérances qui avaient accueilli M. Bertrand, à son entrée comme directeur au Théâtre des Nations. Il semblait que notre République elle-même s’intéressât à l’affaire ; des personnages puissants patronnaient, disait-on, le nouveau directeur ; on allait enfin avoir une scène nationale, on élèverait les âmes, on élargirait l’idéal, on continuerait 1830, mais un 1830 républicain, qui achèverait devant le trou du souffleur la besogne commencée à la tribune de la Chambre. Hélas ! M. Bertrand dort aujourd’hui dans la terre, empoisonné.

C’était un honnête homme. Il avait cru à toutes les belles phrases, il arrivait réellement pour relever l’idéal avec des tirades patriotiques. Son idée était que notre jeune littérature attendait l’ouverture d’un théâtre républicain pour produire des chefs-d’œuvre. Et il s’était mis ardemment à la besogne. Quelques mois ont suffi pour le désespérer et le tuer. Toutes ses tentatives échouaient ; Camille Desmoulins et les Mirabeau étaient bien empruntés