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LE NATURALISME AU THÉÂTRE

se redresser dans son honneur et dire son long héroïsme. J’estime cependant que Ruskoé n’a pas donné tout ce que l’auteur en attendait, et cela pour diverses raisons.

La première est que l’intérêt hésite entre lui et Marthe. Sans doute ces deux personnages se rencontrent, lorsque, au quatrième acte, Ruskoé vient offrir le pardon à la femme qui a trahi, en lui donnant les moyens de sauver Stockholm. La scène est fort belle. Seulement, le lien reste bien faible en eux, l’attention se porte de l’un à l’autre, sans pouvoir se fixer d’une manière définitive. Mais la principale raison est que Ruskoé n’agit pas assez. L’auteur, en voulant le rendre intéressant à force de mystère, l’a trop effacé. Pendant quatre tableaux, on attend l’explication que Ruskoé donne au cinquième ; tout le monde a deviné, il n’a plus rien à nous apprendre, quand il laisse échapper son secret, dans un élan de douleur et d’espoir. Puis, sa confidence faite, il retourne au second plan. Le dénouement appartient à Marthe, et non à lui. Il sort de l’ombre, récite son affaire, et rentre dans l’ombre. Cela lui ôte toute hauteur. Il aurait fallu, j’imagine, le montrer plus actif dans le dénouement. Au théâtre, ce qu’on dit importe peu ; l’important est ce qu’on fait. Ruskoé est une draperie, rien de plus ; il n’y a pas dessous un personnage vivant.

Je néglige les rôles secondaires : Hedwige, la fille noble, au cœur de patriote, qui aime Tolben ; le chevalier de Soreuil, le gentilhomme français de rigueur, qui se promène dans tous les drames russes, américains ou suédois, en distribuant de grands coups d’épée. Mon opinion, en somme, est celle-ci. Les deux premiers tableaux sont lents, embarrassés, d’un effet presque nul. Au troisième tableau, mademoiselle Angèle Moreau, qui joue Karl, meurt d’une façon dramatique, et madame Marie Laurent, Marthe Tolben, pousse des sanglots si vrais et si déchirants, que le public commence à s’émouvoir. Au quatrième, il y a un double duel admirablement réglé, et enlevé avec une grande bravoure par M. Deshayes, le chevalier de Soreuil. Le meilleur tableau est le cinquième, où l’on compte deux belles scènes, la terrible scène entre Marthe et son fils Tolben qui lui arrache le secret de sa trahison, et la grande scène qui suit, dans laquelle Ruskoé se dévoile et apporte à Marthe le rachat. Quant au sixième, il escamote simplement le dénouement ; la pièce est finie, d’ailleurs ; il aurait fallu un vaste décor, un tableau mouvementé, montrant Marthe ouvrant la porte aux libérateurs, au milieu des coups de feu et des acclamations ; et rien n’est plus froid que de la voir arriver blessée à mort, dans un décor triste et étroit, le coin de forteresse où Tolben, Hedwige et d’autres patriotes attendent leur exécution.

Je vois là quelques belles situations, gâtées par des parties grises et mal venues. Je ne parle pas de la langue, qui est bien médiocre. M. Ernest Blum porte la peine du milieu romantique dans lequel il vit. Il patauge dans une formule morte, malgré sa réelle habileté d’auteur dramatique ; il est gêné et raidi, comme les hommes d’armes qu’il nous a montrés, enfermés dans des cuirasses de fer-blanc, pareilles à des casseroles fraîchement étamées.


VI


Je n’avais pu assister à la première représentation du drame en cinq actes de MM. Malard et Tournay : le Chien de l’Aveugle, joué au troisième Théâtre-Français. Mais les articles extraordinairement élogieux, presque lyriques de certains de mes confrères, m’ont fait un devoir d’assister à une des représentations suivantes ; les critiques les plus influents déclaraient que c’était enfin là du théâtre, et que depuis vingt ans on n’avait pas joué un drame mieux fait ni plus intéressant. J’ai donc écouté avec tout le recueillement possible, et j’ai en effet trouvé la pièce habilement charpentée, offrant quelques scènes heureuses, lente pourtant dans certaines parties et fort mal écrite. Cela est d’une moyenne convenable, du d’Ennery qui aurait besoin de coupures. Mais je me refuse absolument à m’extasier, à m’écrier : « Enfin, voilà une œuvre, voici ce qu’il faut faire ; jeunes auteurs, étudiez et marchez !

Quelle est donc cette rage de la critique dramatique, de nier tous les efforts originaux, et de se pâmer d’aise dès que se produit une œuvre médiocre, coupée sur les patrons connus ! Ainsi voilà des critiques, la plupart fort intelligents, qui montrent la sévérité la plus grande pour les tentatives dramatiques des poètes et des romanciers, et qui saluent avec des yeux mouillés de larmes le retour de toutes les vieilleries du boulevard du Crime, surtout lorsqu’elles sont en mauvais style. Je connais leur raisonnement : « Nous sommes au théâtre, faites-nous du théâtre. Nous nous moquons du talent, du bon sens et de la langue française, du moment où nous nous asseyons dans notre fauteuil d’orchestre. Nous préférons un imbécile qui nous fera du théâtre, à un homme de génie qui ne nous fera pas du théâtre. » Telle est la théorie. Elle supposé un absolu, le théâtre, une chose qui est à part, immuable, à jamais fixée par des règles. C’est ce qui m’enrage.

Et, d’ailleurs, je veux bien que le théâtre soit à part, qu’il y faille des qualités particulières, qu’on s’y préoccupe des conditions où l’œuvre dramatique se produit. Mais, pour l’amour de Dieu ! que le talent, la personnalité et l’audace de l’auteur comptent aussi un peu dans l’affaire. Nous ne sommes pas dans la mécanique pure. Il s’agit de peindre des hommes et non de faire mouvoir des pantins. La nécessité de la situation s’impose, soit ; mais encore faut-il, pour que l’œuvre ait une réelle valeur humaine, que la situation se présente comme une résultante des caractères ; si elle est simplement une aventure, nous tombons au roman-feuilleton, à la plus basse production littéraire

Voici, par exemple, le Chien de l’Aveugle. Ce drame est la mise en œuvre d’une cause célèbre, l’affaire Gras, qui est encore présente à toutes les mémoires. Je constate d’abord un changement qui me gâte la réalité. La femme Gras avait pour complice un ouvrier sans éducation, qu’elle avait affolé d’amour au point de le pousser au crime. Les auteurs, qui sont des gens de théâtre, ont eu peur de cet ouvrier, de cette brute docile ; comment écrire des scènes avec un pareil complice, comment intéresser