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LES EXEMPLES

en disant : « C’est dommage, les ouvriers étaient intéressants. » À la place de M. Louis Davyl, j’aurais une ambition littéraire plus large, je voudrais tenter de vivre. Il est homme de travail et de conscience. Pourquoi ne jette-t-il pas là toute la prétendue science du théâtre, qui jusqu’ici l’a empêché de faire un drame vraiment neuf et vivant ?

Chaque Fois qu’un mélodrame réussit, il y a des critiques qui s’écrient : « Eh bien ! vous voyez, que le mélodrame n’est pas mort, » Certes, il n’est pas mort et il ne peut mourir. Par exemple jamais un public ne résistera à une scène comme celle des deux mères, dans Les Abandonnés. Nanine vient réclamer Robert à Ursule, la mère adoptive se sent pleine de tendresse à côté de la véritable mère, et elle lui crie, en montrant les trois enfants qui jouent : « Votre fils est là, choisissez dans le tas ; » L’effet a été immense. Cela prend les spectateurs par les nerfs et par le cœur. Toujours, de pareilles combinaisons dramatiques, qui mettent en jeu les profonds sentiments de l’homme, remueront puissamment une salle.

Ce qui meurt, au théâtre comme partout, ce sont les modes, les formules vieillies. Il est certain que le dernier acte des Abandonnés, ce pavillon où Morgane vient assassiner Nanine, est de l’art mort. On le tolère, parce qu’il faut bien accepter un dénouement quelconque. Mais on est fâché que l’auteur n’ait pas trouvé quelque chose de neuf pour finir sa pièce. Le mélodrame est mort, si l’on parle des recettes mélodramatiques connues, des combinaisons qui défrayent depuis quarante ans les théâtres des boulevards et dont le public ne veut plus. Le mélodrame est vivant, et plus vivant que jamais, s’il est question des pièces qu’on peut écrire sur l’éternel thème des passions, en employant des cadres nouveaux et en renouvelant les situations. Nous sommes emportés vers la vérité ; qu’un dramaturge satisfasse le public en lui présentant des peintures vraies, et je suis persuadé qu’il obtiendra des succès immenses. Le tort est de croire qu’il faut rester dans les ornières de l’art dramatique pour être applaudi. Adressez-vous aux habiles, et vous verrez qu’eux surtout sentent la nécessité d’une rénovation.


V


M. Ernest Blum est un fervent du mélodrame. Il avait obtenu un beau succès avec Rose Michel. Aujourd’hui, il vient de tenter la fortune avec un drame historique, l’Espion du roi, mais je serais très surpris que le succès fût égal, car le public m’a paru bien froid et singulièrement dépaysé, en face des personnages, empruntés à une Suède de fantaisie. Entendons-nous, on a applaudi les mots sonores d’honneur, de patrie et de liberté ; mais les spectateurs n’étaient pas « empoignés », et se moquaient parfaitement de la Suède, au fond de leur cœur.

L’avouerai-je ? J’ai à peine compris les deux premiers tableaux. Rien n’accrochait mon attention. Il y avait là un amas d’explications nécessaires, pour indiquer le moment historique et l’affabulation compliquée du drame, qui lassait évidemment la patience de toute la salle. Les visages semblaient écouter, mais n’entendaient certainement pas. Aussi, quelle étrange idée, d’être allé choisir la Suède, qui compte si peu dans les sympathies populaires de notre pays ! Ce choix malheureux suffit à reculer l’action dans le brouillard. On raconte que M. Ernest Blum a promené son drame de nationalités en nationalités, avant de le planter à Stockholm. Il a eu ses raisons sans doute ; mais je lui prédis qu’il ne s’en repentira pas moins d’avoir poussé le dédain de nos préoccupations quotidiennes jusqu’à nous mener dans une contrée dont la grande majorité des spectateurs ne sauraient indiquer la position exacte sur la carte de l’Europe. Nous rions et nous pleurons où est notre cœur.

Je connais le raisonnement qui fait de nous les frères de tous les peuples opprimés. Cela est vague. On peut applaudir une tirade contre la tyrannie, sans s’intéresser autrement au personnage qui la lance. Je vous demande un peu qui s’inquiète de Christian II, un roi conquérant, une sorte de fou imbécile et féroce, tombé sous la domination d’une favorite, et qui ensanglantait la Suède par des exécutions continuelles, afin d’affermir par la terreur son trône chancelant ? Lorsque, au dénouement, Gustave Wasa, le libérateur, le roi ainé et attendu, délivre Stockholm, on prend son chapeau et on s’en va, bien tranquille, sans la moindre émotion. Est-ce que ces gens-là nous touchent ? Si le génie leur soufflait sa flamme, ils pourraient ressusciter du passé et nous communiquer leurs passions. Seulement, le génie, dans les mélodrames, n’est d’ordinaire pas là pour accomplir ce miracle. Quand un auteur a simplement de l’intelligence et de l’habileté, il découpe les personnages historiques, comme les enfants découpent des images.

Je trouve donc le cadre fâcheux, et je maintiens qu’il nuira au drame. La principale situation dramatique sur laquelle l’œuvre repose avait une certaine grandeur. Il s’agit d’une mère, Marthe Tolben, qui adore ses fils ; le plus jeune, Karl, meurt dans ses bras, tué par un officier du tyran. ; l’aîné, Tolben, est arrêté et va être exécuté, si Marthe ne trahit pas les patriotes de Stockholm, qui conspirent pour la délivrance du pays. Mais sa trahison tourne contre la malheureuse femme ; Tolben lui-même est accusé de son crime et veut se faire tuer, pour se laver d’une telle accusation aux yeux de ses compagnons d’armes. Alors, cette mère, qui a sacrifié la patrie à ses fils, se sacrifie elle-même pour la patrie, meurt en ouvrant une des portes de Stockholm à Gustave Wasa ; et c’est là une expiation très haute, qui devrait donner une grande largeur au dénouement

M. Ernest Blum ne s’est point contenté de cette figure. Il a imaginé une création énigmatique, Ruskoé, un bossu, un chétif, qui, ne pouvant servir son pays par l’épée, le sert à sa manière en se faisant espion. Pour tout le monde, il est l’espion du roi ; mais, en réalité, il travaille à la délivrance de la patrie, il est l’espion de Wasa. Certes, la figure était faite pour tenter un dramaturge ; ce pauvre être hué, lapidé, vivant dans le mépris de ses frères, poussant le dévouement jusqu’à accepter l’infamie, attendant des semaines, des mois, avant de pouvoir