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LE NATURALISME AU THÉÂTRE

garçons. Il y a même, dans la maison, un troisième enfant, Robert, qu’Ursule dit avoir recueilli par pitié, en le voyant maltraité par les personnes qui le gardaient ; et Guillaume regarde cet enfant d’un œil jaloux, car son idée fixe est que le petit est la preuve vivante d’une première faute, d’une faute ancienne, qu’Ursule ne veut pas avouer.

Voilà une des actions du drame. Une autre action est fournie par Nanine, qui a été en Angleterre la maîtresse de lord Clifton. Un fils est né de cette liaison, et Nanine, en abandonnant lord Clifton, a emporté cet enfant. Depuis cette époque, le père, qui a hérité d’une fortune colossale, vit dans les regrets et parcourt l’Europe en cherchant son fils. Naturellement, ce fils n’est autre que Robert, recueilli par Ursule. Le bâtard de la femme vit ainsi sous le toit du mari, entre les deux bâtards que celui-ci a eus de son côté ; et tout cela sans que personne s’en doute le moins du monde.

Si j’ajoute que Nanine, pour faire peau neuve, a fait annoncer sa mort dans les journaux de San Francisco, et qu’elle ressuscite à Paris sous le nom de madame veuve Perkins ; si je dis qu’elle est associée avec un certain Morgane, un gredin de la haute société qui vole au jeu et qui ne recule pas devant les coups de couteau : j’aurai indiqué tous les éléments du drame, et il sera aisé d’en comprendre les péripéties assez compliquées.

À la nouvelle de la mort de Nanine, Guillaume et Ursule sont dans une joie profonde. Enfin, ils vont pouvoir se marier ! Cependant, Nanine, en retrouvant lord Clifton affolé par la mort de son fils, ourdit toute une trame. Elle vient trouver son ancien amant et lui offre de lui rendre son fils, s’il consent à se marier avec elle. Celui-ci, après s’être révolté, consent. Nanine se met alors à la recherche de Robert et arrive ainsi chez Guillaume. Ursule, devant son visage froid, ses yeux mauvais, refuse violemment de lui rendre le petit. Puis, Guillaume se présente, et la reconnaissance entre le mari et la femme a lieu. Dès lors, tout croule, plus de mariage possible ni d’un côté ni de l’autre. Mais Nanine ne renonce pas à la lutte, elle volera Robert et elle fera assassiner Guillaume par Morgane. Le malheur pour elle est que Morgane se doute qu’elle le dupe et qu’elle l’emploie comme un instrument dont on se débarrasse ensuite. Au dénouement, lorsqu’elle s’entête à ne pas le suivre, il la frappe d’un coup de couteau. Et c’est ainsi que les méchants sont punis, pendant que les bons se réjouissent.

On voit quelle complication extraordinaire. Le hasard joue dans tout cela un rôle vraiment trop considérable. Je ne discute pas la vraisemblance. Rien de plus étrange que cette aventurière qui, en quittant lord Clifton, emporte son fils comme un colis encombrant qu’on abandonne à la première station. Il y a aussi, dans le drame, des idées bien singulières sur la législation qui régit les questions de paternité. La seule querelle que je veuille chercher à M. Louis Davyl est de lui demander pourquoi il a mis en œuvre toutes les vieilles machines de l’ancien mélodrame, lorsqu’il lui était si facile de faire plus simple, plus nature, et d’obtenir par là même un succès plus légitime et plus durable.

Car les faits sont là, ce qui a pris le public, ce sont les scènes entre Guillaume et Ursule, c’est la peinture de ce monde ouvrier, étudié dans ses mœurs et dans son langage. Là étaient la nouveauté et la hardiesse, là a été le succès. Dès que Nanine se montrait, dès qu’on voyait reparaître ce lord de convention qui se promène d’un air dolent parmi les serruriers et les peintres en bâtiment, l’intérêt languissait, on souriait même, on écoutait d’une oreille distraite des scènes interminables, connues à l’avance. Il fallait que Guillaume et qu’Ursule reparussent, pour que la salle fût de nouveau prise aux entrailles.

Le pis est que M. Louis Davyl a certainement mis là les figures démodées et ridicules de son aventurière, de son lord, de son bandit du grand monde, pour faire accepter ses ouvriers du public. Il s’est dit, j’en jurerais, que, par le temps qui court, le public ne voulait pas trop de vérité à la fois, et qu’il fallait être habile en ménageant les doses. Alors, il a accepté la recette connue, qui consiste à ne pas mettre que des ouvriers sur la scène, à les mêler dans une savante proportion à de nobles personnages. Et il a obtenu cette singulière mixture qui rend son drame boiteux et qui en fait une œuvre mal équilibrée et d’une qualité littéraire inférieure.

Je crois que le public aurait été reconnaissant de rompre tout à fait avec la tradition. Pourquoi un lord ? Elles sont rares les femmes d’ouvriers qui montent dans les lits des grands de la terre. Le plus souvent, elles trompent un serrurier avec un maçon. Transportez ainsi toute l’action des Abandonnés dans le peuple, et vous obtiendrez une pièce vraiment originale, d’une peinture vraie et puissante. Je répète que les seules parties de l’œuvre qui ont porté sont les parties populaires. C’est là une expérience dont le résultat m’a enchanté, parce que j’y ai vu une confirmation de toutes les idées que je défends.

Déjà, lorsque M. Louis Davyl fit jouer à la Porte-Saint-Martin ce drame stupéfiant de Coq-Hardy, où l’on voyait Louis XIV enfant se promener la nuit dans les rues de Paris en jouant de sa petite épée de gamin, j’ai dit combien les vieilles formules sont délicates à employer. L’auteur était là dans la pièce de cape et d’épée, cherchant le succès avec une bonne foi et un courage méritoires. Le drame ne réussit pas, il comprit qu’il se trompait, il frappa ailleurs. Je lui avais conseillé de s’attaquer au monde moderne. Il vient de donner les Abandonnés, et il doit s’en trouver bien. Maintenant, s’il veut prendre une place tout à fait digne et à part, il faut qu’il fasse encore un pas, il faut qu’il accepte franchement les cadres contemporains et qu’il ne les gâte pas, en y introduisant des éléments poncifs. C’est lorsqu’on vent ménager le public qu’on se le rend hostile.

Sérieusement, croit-on qu’une œuvre d’une complication si laborieuse, avec des histoires folles qui ont traîné partout, avec ces trois bâtards qui passent comme des muscades sous les gobelets du dramaturge, ait quelque chance de laisser une petite trace ? On la jouera quarante, cinquante fois ; puis, elle tombera dans un oubli profond, et si, par hasard, quelqu’un la déterre un jour, il sourira du lord et de l’aventurière