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LES EXEMPLES

une individualité puissante, refondre le métal qu’on emprunte et dresser sa statue dans une attitude originale. Or, M. Paul Delair s’est contenté de ressasser toutes les situations connues, sans en tirer un seul effet qui lui soit personnel. Cela est long, terriblement long, sans accent nouveau, d’une extravagance entêtée dans le sublime, d’une conviction qui m’a attristé, tellement elle est naïve parfois.

Faut-il discuter ? Rien ne tient debout dans cette fable extraordinaire. C’est un cauchemar en pleine obscurité. Les personnages sont découpés dans ce romantisme de 1830, si démodé à cette heure. Ils n’ont d’autre raison d’être que des formules toutes faites, ils portent des étiquettes dans le dos : le seigneur, le bâtard, la serve, le manant ; et cela doit nous suffire, l’auteur se dispense dès lors de leur donner un état civil, de leur souffler une personnalité distincte. Ce sont des marionnettes convenues qu’il manœuvre imperturbablement, en dehors de toute vérité historique et de toute analyse humaine. Voilà le côté commode du drame romantique, tel que le comprend encore la queue de Victor Hugo. Il ne demande ni observation ni originalité ; on en trouve les morceaux dans un tiroir, et il ne s’agit que de les ajuster, avec plus ou moins d’adresse. Je me rappellerai toujours la belle réponse de ce poète auquel je demandais : « Mais pourquoi ne faites-vous pas un drame moderne ? » et qui me répondit, effaré : « Mais je ne peux pas, je ne saurais pas, il me faudrait dix ans d’études pour connaître les hommes et le monde ! » Sans doute, si je l’interrogeais, M. Paul Delair me ferait aussi cette réponse.

Et même, en acceptant le cadre qu’il a choisi, que de défauts, que d’erreurs dramatiques ! Lorsque ses personnages sortent du poncif, on ne les comprend plus. Ainsi la serve est très nette, parce qu’elle est simplement la marionnette classique des mélodrames de Bouchardy et d’Hugo, la paysanne violée par le seigneur et devenue folle, qui se promène dans l’action en prophétisant le dénouement et en aidant la Providence. Herbert, le seigneur, est également une bonne ganache de loup féodal qui se laisse injurier par le premier bourgeois venu, entré chez lui pour lui dire ses quatre vérités et lui annoncer la Révolution française. On les comprend, ceux-là, parce qu’ils sont tout bêtement les vieux amis du public, sur le ventre desquels le public a tapé bien souvent. Mais passez aux personnages que le poète a rêvé de faire originaux, et vous cessez de comprendre, vous entrez dans un fatras de vers stupéfiants où leur humanité se noie, vous ne les voyez plus nettement, parce que ce ne sont pas des figures observées, mais des pantins inventés qui se démentent d’une tirade à l’autre. Ou des figures poncives, ou des figures fantasmagoriques, voilà le choix.

Ainsi, prenons Garin et Aïscha, les deux figures centrales, celles où M. Paul Delair a certainement porté son effort. Je défie bien qu’au sortir de la représentation, on puisse évoquer distinctement ces figures ; et cela vient de ce qu’elles n’ont pas de base humaine, de ce que le poète ne nous les a pas expliquées par une analyse logique et claire. Il ne suffit pas de dire qu’Aïscha aime les hommes rouges de sang, pour nous la faire accepter, dans les invraisemblances où elle se meut. C’est elle qui pousse Garin ; puis elle s’efface, elle ne parait plus être du drame ; a-t-elle des remords ? n’en a-t-elle pas ? Nous l’ignorons, faute immense de l’auteur, car, si elle ne frissonne pas comme Garin, ou bien si elle ne reste pas violente et superbe, le dominant, devenant le mâle, elle ne nous intéresse plus, elle s’effondre. Et c’est ce qui arrive, le rôle est très mauvais, une actrice de génie n’en tirerait pas un cri humain. Garin de même reste un fantoche ; sa lutte avec le remords ne se marque pas assez, on ne voit pas ses états d’âme, sa passion, sa fureur, puis son affolement ; tout cela se fond et se brouille dans une phraséologie étonnante, où une fausse poésie délaye à chaque minute la situation dramatique. Au dénouement surtout, les deux héros m’ont paru pitoyables. Cette femme qui s’empoisonne de son côté, cet homme qui se poignarde du sien, pour finir la pièce, ne meurent pas logiquement, par la force même de la situation ; je veux dire que leur mort n’est pas une conséquence inévitable de l’action, une mort analysée et déduite, ce qui la rend vulgaire.

Un autre point m’a beaucoup frappé. Après le troisième acte, je me demandais avec curiosité comment M. Paul Delair allait encore trouver la matière de deux actes. Un acte d’exposition, un acte pour le meurtre, un acte pour les remords, enfin un acte pour la punition : cela me semblait la seule coupe possible. Mais cela ne faisait que quatre actes, et j’étais d’autant plus surpris que le gros du drame, le spectre et tout le tremblement se trouvaient au troisième acte, ce qui demandait, pour la bonne distribution d’une pièce, un dénouement rapide, dans un quatrième acte très court. M. Paul Delair voulait cinq actes, et il a tout bonnement rempli son quatrième acte par un interminable couplet patriotique. J’avoue que je ne m’attendais pas à cela. Tout devait y être, jusqu’au drapeau français.

Parler de la France, sous Philippe-Auguste ! prononcer le grand mot de patrie qui n’avait alors aucun sens ! nous montrer un bon jeune homme qui s’indigne au nom de l'Allemagne, comme après Sedan ! Quand donc les auteurs dramatiques comprendront-ils le profond ridicule de ce patriotisme à faux, de cette sottise historique dans laquelle ils s’entêtent ? Et cela n’est guère honnête, je l’ai déjà dit, car je ne puis voir là qu’une façon commode de voler les applaudissements du public.

Mais ces choses ne sont rien encore, le pis est que M. Paul Delair fait des vers déplorables. Il est certainement un poète plus médiocre que M. Lomon et M. Déroulède, ce qui m’a stupéfié. On ne saurait s’imaginer les incorrections grammaticales, les tournures baroques, les cacophonies abominables qui emplissent le drame. Les termes impropres y tombent comme une grêle, au milieu de rencontres de mots, d’expressions, qui tournent au burlesque. À notre époque où la science du vers est poussée si loin, où le premier parnassien venu fabrique des vers superbes de facture et retentissants de belles rimes, on reste consterné d’entendre rouler pendant quatre heures un pareil flot de vers rocailleux et mal rimés. Si M. Paul Delair croit être un