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LES EXEMPLES

Mécène et consentir à devenir Virgile, voilà qui dénote une noble activité d’esprit, un souci des amusements les plus dignes et les plus élevés.

Naturellement, M. Talray entend être maître absolu dans le théâtre où on le joue. Quand on a le moyen de mettre ses pièces dans leurs meubles, on serait bien sot de les loger en garni à la Comédie-Française ou à l’Odéon. Cela explique pourquoi M. Talray s’est adressé une première fois au Théâtre-Déjazet, et la seconde fois à l’Ambigu. Seules les méchantes langues laissent entendre que M. Perrin et M. Duquesnel auraient pu refuser ses pièces, fruits d’un noble loisir. M. Talray veut simplement passer de son salon sur la scène, sans quitter son appartement ; et, s’il n’a pas bâti un théâtre, c’est que le temps a dû lui manquer. Il cherche donc une salle à louer, accepte le premier théâtre en déconfiture qui se présente, en se disant que les chefs-d’œuvre honorent les planches les plus encanaillées.

Une légende s’est formée sur la façon magnifique dont il s’est conduit au Théâtre-Déjazet. Il s’agissait seulement d’un petit acte, je crois ; et les ouvreuses elles-mêmes ont reçu en cadeau des bonnets neufs. À l'Ambigu, la solennité s’élargit. Songez donc ! une tragédie en quatre actes, quelque chose comme dix-huit cents vers ! Aussi le bruit s’est-il répandu que le directeur a demandé au poète quinze mille francs, pour jouer sa pièce quinze fois ; je ne parle pas des décors, des costumes, des accessoires. Les chiffres ne sont peut-être pas exacts ; mais il n’en est pas moins certain que l’auteur paye les frais et présente son œuvre au public, directement, sans l’avoir soumise au jugement de personne.

Ah ! c’est le rêve, et les gens très riches peuvent seuls se permettre une pareille tentative. J’ai entendu soutenir brillamment cette opinion, que l’auteur devait avoir un théâtre à lui et jouer lui-même ses pièces, s’il voulait donner sa pensée tout entière, dans sa verdeur et sa vérité. Les deux plus grands génies dramatiques, Shakespeare et Molière, ont entendu ainsi le théâtre, et ne s’en sont pas mal trouvés. Seulement, cette trinité de l’auteur, du directeur et de l’acteur réunis en une seule personne, n’est pas dans nos mœurs, et tous les essais qu’on a pu tenter de nos jours ont échoué misérablement.

Je suis allé à l’Ambigu, avec une grande curiosité, très décidé à m’intéresser au Spartacus de M. Talray. Notez qu’il faut un certain courage pour aborder ainsi le public, quand on est un simple amateur : on s’expose aux plaisanteries de ses amis, aux rudesses de la critique, aux rires de la foule. Il est entendu qu’un auteur qui paye et qui tombe, est doublement ridicule. Châtiment mérité, dira-t-on. Peut-être. Mais j’aime cette belle confiance des poètes qui risquent ainsi tranquillement le ridicule, et qui souvent même l’achètent très cher.

J’arrive et j’écoute religieusement. Il faut vous dire, avant tout, que M. Talray s’est absolument moqué de l’histoire. Son Spartacus est d’une grande fantaisie. J’avoue que cela ne me fâche pas outre mesure. Les auteurs dramatiques ont toujours traité l’histoire avec tant de familiarité, qu’un mensonge de plus ou de moins importe peu. Nous sommes en pleine imagination, c’est chose convenue. Seulement, ce qu’on peut demander, c’est que l’imagination ne batte pas la campagne, au point d’ahurir le monde. Or, M. Talray a une façon de traiter le théâtre très dangereuse pour le public bon enfant, qui vient naïvement voir ses pièces, avec l’intention de les comprendre.

Je vais tenter d’analyser son Spartacus en quelques mots ; et je demande à l’avance pardon si je me trompe, car ce ne serait vraiment pas ma faute. Spartacus a pour père un prêtre d’Isis, nommé Séphare, qui nourrit les plus grands projets ; on ne sait pas bien lesquels, il parle du bonheur du genre humain, il lance l'anathème sur Rome, et je suis porté à croire qu’il rêve l’affranchissement des esclaves, avec des vues particulières et lointaines sur la Révolution française. Bref, ce Séphare, entré comme intendant chez le consul Crassus, commence son beau rôle de régénérateur en donnant Camille, la fille de son maître, pour maîtresse à son fils Spartacus, alors gladiateur. Voilà qui n’est pas propre ; mais la passion du sectaire est, à la rigueur, une excuse.

Il y a une autre femme dans l’aventure, Myrrha, une courtisane à ce qu’on peut croire. Séphare est aussi très bien avec celle-là, si bien même qu’ils complotent ensemble l’empoisonnement du gardien des jeux. Décidément, ce prêtre d’Isis manque de sens moral. Quand le gardien des jeux est mort, Myrrha obtient du préteur Métellus son amant la place du défunt pour Spartacus. Le héros, ramassant sous ses ordres les gladiateurs et la plèbe de la ville, suscite alors une révolte, brûle Rome, se bat pour l’affranchissement des esclaves. Rien de stupéfiant comme la mise en œuvre dramatique de cet épisode. Le préteur Métellus est gris, la courtisane Myrrha embellit la fête, on voit Rome brûler sur un transparent, et un chœur arrive, on ignore pourquoi, qui chante, je crois, le bon vin et la liberté.

Cependant, Camille, la maîtresse de Spartacus, joue là dedans un rôle symbolique. Elle doit être la liberté en personne, j’imagine. Au dénouement, Spartacus, après avoir battu les Romains, est à son tour sur le point d’être vaincu. Il se tue d’un coup de poignard en pleine poitrine ; Camille devient folle sur son cadavre ; et, quand le consul Crassus se présente, Séphare le traite de la belle façon, lui montre sa fille folle, et lui annonce qu’un jour le fils de Spartacus et de Camille, reprendra l’œuvre de délivrance. Sur quoi, un chœur envahit de nouveau la scène, et la toile tombe sur la reprise des couplets du troisième acte.

J’écoutais donc attentivement. L’impression des premières scènes était assez agréable. Le carnaval romain, ce décor large et à style sévère, ces personnages aux draperies de couleur tendre, me reposaient du carnaval romantique, des guenilles et des armures du moyen âge. Vraiment, les femmes sont adorables, les cheveux cerclés d’or, les bras nus, dans ces étoffes souples, où leur corps libre roule si voluptueusement. Puis, j’attrapais, par-ci par-là un bout de vers assez mal rimé, mais d’une musique sonore et éclatante. Enfin, je ne m’ennuyais pas, j’attendais de comprendre sans trop d’impatience.