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LES THÉORIES


POLÉMIQUE


I


Mon confrère, M. Francisque Sarcey, a bien voulu discuter mes opinions en matière d’art dramatique. Je ne répondrai pas aux critiques qui me sont personnelles ; je lui appartiens, il me juge comme il me comprend. c’est parfait. Mais je me permettrai de répondre aux parties de son article qui traitent de questions générales. Le mieux, pour s’entendre, est encore de s’expliquer.

Remarquez que, dans toute polémique, une bonne moitié de la divergence des opinions provient de malentendus. Je dis blanc, on entend noir. Je raisonne d’après un ensemble d’idées où tout se tient, on détache un alinéa et on lui donne un sens auquel je n’ai jamais songé. De cette façon, on peut marcher des années côte à côte sans se comprendre. Revenons donc sur tout cela, puisque je n'ai pas réussi à être clair.

Un point qui me tient surtout au cœur, c’est de répondre au reproche qu’on me fait d’insulter nos gloires. J'ai écrit quelque part, après avoir constaté que les œuvres dramatiques contemporaines n’étaient pas, selon moi, des chefs-d’œuvre : « Les planches sont vides. » Là-dessus, M. Sarcey se fâche et me répond : « Les planches sont vides ! Sérieusement, est-il permis à un homme, quelle que soit sa mauvaise humeur, de se permettre une aussi extravagante monstruosité ? Quoi ! les planches sont vides ! et Augier vient donner les Fourchambault, et l'on va reprendre le Fils naturel, d’Alexandre Dumas, et l’on joue en ce moment la cagnotte, de Labiche, la Cigale, de Meilhac et Halévy, les Deux Orphelines de d’Ennery, et l’on annonce une comédie nouvelle de Sardou ! » Il paraît que je suis d’une extravagance bien monstrueuse, car, même après ce cri indigné, je répéterai tranquillement : « Oui, les planches sont vides. »

Seulement, ce que M. Sarcey néglige de dire, c'est que je ne me suis pas éveillé un beau matin, en trouvant cette affirmation, pour étonner le monde. Elle est la conséquence de toute une série d’études, la constatation finale d’un critique qui s’est mis à un point de vue particulier. Certes, jamais les planches n’ont été plus encombrées, jamais on n’y a dépensé autant de talent, jamais on n’a produit un si grand nombre de pièces intéressantes. Cela n’empêche pas que les planches soient vides pour moi, dès que j’y cherche le génie et le chef-d’œuvre du siècle, l’homme qui doit réaliser au théâtre l’évolution naturaliste que Balzac a déterminée dans le roman, l’œuvre dramatique qui puisse se tenir debout, en face de la Comédie humaine.

Est-ce que j’ai jamais nié les grandes qualités de nos auteurs contemporains, la carrure solide et simple de M. Émile Augier, les études humaines de M. Alexandre Dumas fils, gâtées malheureusement par une si étrange philosophie, la fine et spirituelle observation de MM. Meilhac et Halévy, le mouvement endiablé de M. Sardou ? Je ne suis pas aussi fou et aussi injuste qu’on veut le dire. Qu’on me relise, on verra que j’ai toujours fait la part de chacun, même lorsque je me suis montré sévère.

Mais où je me sépare complètement de M. Sarcey, c’est quand il ajoute : « Si vous mettez à part ces grands noms de Molière et de Shakespeare, qui ne sont que des accidents de génie, vous pouvez courir toute l’histoire du théâtre dans l’univers sans trouver une époque où se soient rencontrés à la fois, dans un seul genre, tant d’écrivains de premier ordre. »

De premier ordre, je le nie absolument. Mettons de second ordre ; même de troisième, pour quelques-uns. On le verra plus tard, M. Sarcey obéit à un sentiment dont les critiques de toutes les époques ont fait preuve, en plaçant au premier rang les auteurs dramatiques contemporains ; mais où sont les auteurs de premier ordre du siècle dernier et même du commencement de ce siècle ? Il faut lire les anciens comptes-rendus pour savoir ce qu’on doit penser des places distribuées ainsi par la critique courante. Je l’ai dit et je le répète, ce qui nous sépare, M. Sarcey et moi, c’est qu’il est enfoncé dans l’actualité, dans la pratique quotidienne de son devoir de lundiste, dans le théâtre au jour le jour ; tandis que ce théâtre n’est pour moi qu’un sujet d’analyse générale, et que je ne juge jamais ni un homme ni une œuvre sans m’inquiéter du passé et de l’avenir.

Veut-il savoir ce que j’entends par un homme de premier ordre ? J’entends un créateur. Quiconque ne crée pas, n’arrive pas avec sa formule nouvelle, son interprétation originale de la nature, peut avoir beaucoup de qualités ; seulement, il ne vivra pas, il n’est en somme qu’un amuseur. Or, dans ce siècle, Victor Hugo seul a créé au théâtre. Je n’aime point sa formule ; je la trouve fausse. Mais elle existe et elle restera, même lorsque ses pièces ne se joueront plus. Cherchez autour de lui, voyez comme tout passe et comme tout s’oublie.

Théodore Barrière vient à peine de mourir, et le voilà reculé dans un brouillard. Que les autres s’en aillent, ils fondront aussi rapidement. Certes, il y a des différences, je ne puis faire ici une étude de chaque auteur dramatique et indiquer l’argile dans le monument qu’il élève. Je me contente de les condamner en bloc, parce que pas un d’entre eux n’a trouvé la formule que le siècle attend. Ils la bégayent presque tous, aucun ne l’affirme.

Mon argumentation est supérieure aux œuvres, je veux dire que je raisonne au-dessus des pièces qu’on peut jouer, d’après la marche même de l’esprit de ce siècle. Le grand mouvement naturaliste qui nous emporte, s’est déclaré successivement dans toutes les manifestations intellectuelles. Il a surtout transformé le roman, il a soufflé à Balzac son génie. J’attends qu’il souffle du génie à un auteur dramatique. Jusque-là, pour moi, la littérature dramatique res-