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LES THÉORIES

lement sa besogne, tandis que c’est le chroniqueur qui joue devant lui de la trompette.

Remarquez que les écrivains, comme les comédiens, finissent souvent par se laisser aller agréablement sur cette pente de la réclame. On s’habitue au tapage ; on a sa ration de publicité tous les matins, et l’on s’attriste quand on ne trouve plus son nom dans les journaux. Il est très possible qu’on ait gâté madame Sarah Bernhardt comme tant d’autres, en lui donnant l’habitude de voir le monde tourner autour d’elle. Mais, dans ce cas, elle est une victime et non une coupable. Paris a toujours eu de ces enfants gâtés qu’il comble de sucre, dont il veut connaître les moindres gestes, qu’il caresse à les faire saigner, dont il dispose pour ses plaisirs avec un despotisme d’ogre aimant la chair fraîche. La presse à informations, le reportage, la chronique, ont donné un retentissement formidable à ces caprices de Paris, voilà tout. La question est là et pas ailleurs. Il serait vraiment cruel de s’être amusé pendant dix ans de la maigreur de madame Sarah Bernhardt, d’avoir fait courir sur elle une légende diabolique, de s’être mêlé de toutes ses affaires privées et publiques en tranchant bruyamment les questions dont elle était seule juge, d’avoir occupé le monde de sa personne, de son talent et de ses œuvres, pour lui crier un jour : « À la fin, tu nous ennuies, tu fais trop de bruit ; tais-toi. » Eh ! taisez-vous, si cela vous fatigue de vous entendre !

Voilà ce que j’avais à dire. C’est un simple procès-verbal. Je n’attaque pas la presse à informations, qui m’amuse et qui me donne des documents. Je crois qu’elle est une conséquence fatale de notre époque d’enquête universelle. Elle travaille, plus brutalement que nous, et en se trompant souvent, à l’évolution naturaliste. Il faut espérer qu’un jour elle aura l’observation plus juste et l’analyse plus nette, ce qui ferait d’elle une arme d’une puissance irrésistible. En attendant, je lui demande simplement de ne pas prêter le fracas de son allure aux gens qu’elle emporte dans sa course, quitte à leur casser les reins, s’ils viennent à tomber.


VI


Je dirai ce que je pense de l’aventure qui affole Paris en ce moment. Il s’agit de la démission de madame Sarah Bernhardt, et de la fêlure stupéfiante qu’elle a déterminé dans le crâne des gens.

Déjà, à propos du procès de Marie Bière, j’avais été étonné des sautes de l’opinion publique. On se souvient des termes crus dans lesquels le Paris sceptique jugeait l’héroïne du drame, avant l’ouverture des débats. L’affaire vient en cour d’assises, et tout Paris se passionne pour la jeune femme ; on la défend, on la plaint, on l’adore ; si bien que, si le tribunal l’avait condamnée, on lui aurait certainement jeté des pommes cuites. Elle est acquittée, et tout de suite, du soir au lendemain, on retombe sur elle, on la rejette au ruisseau, avec une rudesse incroyable ; ce n’est plus qu’une gredine, on lui conseille de disparaître. Sans doute, une analyse exacte nous donnerait la cause de ces mouvements contraires et si précipités. Mais, pour les braves gens qui regardent en simples curieux le spectacle de la vie, quel joli peuple de pantins nous faisons !

Je me suis tenu à quatre pour ne pas parler en son temps de cette affaire. Elle était un exemple si décisif de roman expérimental ! Voilà une histoire bien banale, une histoire comme il y en a cent mille à Paris : une femme prend pour amant un monsieur fort correct, un galant homme, dont elle a un enfant, et qui la quitte, ennuyé de sa paternité, après avoir eu l’idée plus ou moins nette d’un avortement. On coudoie cela sur les trottoirs, et personne ne songe même à tourner la tête. Mais attendez, voici l’expérience qui se pose : Marie Bière, de tempérament particulier, produit d’une hérédité dont il a été question dans les débats, tire un coup de pistolet sur son amant ; et, dès lors, ce coup de pistolet est comme la goutte d’acide sulfurique que le chimiste verse dans une cornue, car aussitôt l’histoire se décompose, le précipité a lieu, les éléments primitifs apparaissent. N’est-ce pas merveilleux ? Paris s’étonne qu’un galant homme fasse des enfants et ne les aime pas ; Paris s’étonne que l’avortement soit à la porte de tous les concubinages. Ces choses ont lieu tous les jours, seulement il ne les voit cas, il ne s’y arrête pas ; il faut que l’expérience les montre violemment, que le coup de pistolet parte, que la goutte d’acide tombe, pour qu’il reste stupéfait lui-même de sa pourriture en gants blancs. De là, cette grosse émotion, en face d’une aventure tellement commune, qu’elle en est bête.

Nous avons eu aussi un joli exemple de fêlure avec le fameux Nordenskjold.

Pendant huit jours, tout a été pour Nordenskjold, une réception princière, des arcs de triomphe, des galas, des hommages enthousiastes dans la presse. Il semblait que le voyageur eût découvert une seconde fois l’Amérique. Puis, brusquement, le vent a tourné, Nordenskjold n’avait rien découvert du tout ; un simple charlatan qui avait fait une promenade à Asnières, un pitre auquel on reprochait les dîners qu’on lui avait donnés. Le comique de l’histoire est que les journaux les plus chauds à lancer Nordenskjold se sont montrés ensuite les plus enragés à le démolir. Il était grand temps qu’il reprit le chemin de fer, car nous aurions fini par lui faire un mauvais parti.

Et voici les farces qui recommencent avec madame Sarah Bernhardt. En vérité, les nerfs nous emportent, il faudrait soigner cela, car l’indisposition tourne à l’affection chronique. Il n’est pas bon de se détraquer de la sorte, à la moindre émotion.

Pendant huit ans, madame Sarah Bernhardt a été l’idole de la presse et du public. Il n’est pas d’hommage qu’on ne lui ait rendu ; on l’a couverte de bravos et de couronnes. Je crois que, pendant ces huit années, on ne trouverait pas une seule attaque contre elle, partant d’un homme ayant quelque autorité. Il semblait qu’on eût signé un pacte pour la trouver parfaite. Paris était à ses pieds. Et brusquement, en une nuit, tout a croulé. Applaudie encore la veille au soir, le lendemain elle n’avait plus