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LES THÉORIES

dans la scène avec Rosalie, lorsqu’il laisse tomber sa tète sur la poitrine de cette femme qu’il aime tant et qu’il va perdre, il arrive aux plus larges effets du pathétique. Je ne voudrais être désagréable pour personne, mais puisque j’ai comparé la Mort civile à Une cause célèbre, je puis bien rapprocher Salvini de Dumaine. Il faut voir le premier pour comprendre combien le second crie et se démène inutilement. Tout le jeu de Dumaine, dans Jean Renaud, devient faux et pénible, à côté du jeu si souple et si vrai de Salvini. Celui-ci a étudié l’âme humaine, il en analyse les nuances, il est un homme qui pleure.

Mais où il a été superbe surtout, c’est au dernier acte, lorsqu’il meurt. Je n’ai jamais vu mourir personne ainsi au théâtre. Salvini gradue ses derniers moments de moribond avec une telle vérité, qu’il terrifie la salle. Il est vraiment un mourant, avec ses yeux qui se voilent, sa face qui blêmit et se décompose, ses membres qui se raidissent. Lorsque Emma, sur la demande de Rosalie, s’approche et l’appelle : « mon père », il a un retour de vie, un éclair de joie sur son visage déjà mort, d’un charme douloureux ; et ses mains tremblent, et sa tête se penche, secouée par le râle, tandis que ses derniers mots se perdent et ne s’entendent plus. Sans doute, on a fait souvent cela au théâtre, mais jamais, je le répète, avec une pareille intensité de vérité. Enfin, Salvini a eu une trouvaille de génie : il est étendu dans un fauteuil, et lorsqu’il expire, la tête penchée vers Emma, il semble s’écrouler, son poids l’emporte, il culbute et vient rouler devant le trou du souffleur, pendant que les personnages présents s’écartent en poussant un cri. Il faut être un bien grand comédien pour oser cela. L’effet est inattendu et foudroyant. La salle entière s’est levée, sanglotant et applaudissant.

La troupe qui donne la réplique à Salvini est très suffisante. Ce que j’ai beaucoup remarqué, c’est la façon convaincue dont jouent ces comédiens italiens. Pas une fois, ils ne regardent le public. La salle ne semble point exister pour eux. Quand ils écoutent, ils ont les yeux fixés sur le personnage qui parle, et quand ils parlent, ils s’adressent bien réellement au personnage qui écoute. Aucun d’eux ne s’avance jusqu’au trou du souffleur, comme un ténor qui va lancer son grand air. Ils tournent le dos à l’orchestre, entrent, disent ce qu’ils ont à dire et s’en vont, naturellement, sans le moindre effort pour retenir les yeux sur leurs personnes. Tout cela semble peu de chose, et c’est énorme, surtout pour nous, en France.

Avez-vous jamais étudié nos acteurs ? La tradition est déplorable sur nos théâtres. Nous sommes partis de l’idée que le théâtre ne doit avoir rien de commun avec la vie réelle. De là, cette pose continue, ce gonflement du comédien qui a le besoin irrésistible de se mettre en vue. S’il parle, s’il écoute, il lance des œillades au public ; s’il veut détacher un morceau, il s’approche de la rampe et le débite comme un compliment. Les entrées, les sorties sont réglées, elles aussi, de façon à faire un éclat. En un mot, les interprètes ne vivent pas la pièce ; ils la déclament, ils tâchent de se tailler chacun un succès personnel, sans se préoccuper le moins du monde de l’ensemble.

Voilà, en toute sincérité, mes impressions. Je me suis mortellement ennuyé à Macbeth, et je suis sorti, ce soir là, sans opinion nette sur Salvini. Dans la Mort civile, Salvini m’a transporté ; je m’en suis allé étranglé d’émotion. Certes, l’auteur de ce dernier drame, M. Giacometti, ne doit pas avoir la prétention d’égaler Shakespeare. Son œuvre, au fond, est même médiocre, malgré la belle nullité de la formule. Seulement, elle est de mon temps, elle s’agite dans l’air que je respire, elle me touche comme une histoire qui arriverait à mon voisin. Je préfère la vie à l’art, je l’ai dit souvent. Un chef-d’œuvre glacé par les siècles n’est en somme qu’un beau mort.


IV


Je me souviens d’avoir assisté à la première représentation de l’Idole. On comptait peu sur la pièce, on était venu au théâtre avec défiance. Et l’œuvre, en effet, avait une valeur bien médiocre. Les premiers actes surtout étaient d’un ennui mortel, mal bâtis, coupés d’épisodes fâcheux. Cependant, vers la fin, un grand succès se dessina. On put étudier, en cette occasion, la toute-puissance d’une artiste de talent sur le public. Madame Rousseil, non seulement sauva l’œuvre d’une chute certaine, mais encore lui donna un grand éclat.

Elle s’était ménagée pendant les premiers actes, montrant une froideur calculée ; puis, au quatrième acte, sa passion éclata avec une fougue superbe qui enleva la foule. Je me rappelle encore l’ovation qu’on lui fit. Elle était méritée, tout le succès lui était dû. Des difficultés s’élevèrent, je crois, entre les acteurs et le directeur, et la pièce disparut de l’affiche, mais j’aurais été étonné si elle avait fait de l’argent, comme je le serais encore si elle en faisait aujourd’hui. Elle n’est vraiment pas assez d’aplomb ; madame Rousseil, malgré ses fortes épaules, ne saurait la tenir longtemps debout. Il y aurait toute une étude à écrire à propos de ces succès personnels des artistes, qui trompent souvent le public sur le mérite véritable d’une œuvre. Ce qui est consolant pour la dignité des lettres, c’est qu’une œuvre ainsi soutenue par le talent d’un artiste, n’a jamais qu’une vogue temporaire, et qu’elle disparaît fatalement avec son interprète.

J’ai également assisté à la première représentation de Froufrou, bien que je ne fisse pas alors de critique dramatique. Desclée se trouvait dans tout son triomphe de grande artiste. Ici, l’œuvre était une peinture charmante d’un coin de notre société ; les premiers actes surtout offraient les détails d’une observation très fine et très vraie ; j’aimais moins la fin qui tournait au larmoyant. Cette pauvre Froufrou était en vérité trop punie ; cela serrait inutilement le cœur et terminait cette série de tableaux parisiens par une gravure poncive, faite pour tirer des larmes aux personnes sensibles.

Sans doute, l’œuvre cette fois aidait, poussait l’artiste. Mais Desclée, on peut le dire, y mit encore de son tempérament et élargit ainsi l’horizon de la pièce. C’est que, justement, elle semblait faite pour le personnage, elle le jouait