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LES THÉORIES

trement ? Rien ne me fâche comme le cercle étroit où l’on veut enfermer un art. Certes, en dehors de l’heure présente, il y a le vaste monde qui garde une grande importance. Si l’on a le seul désir de réussir au théâtre, d’étudier ce qui plaît au public et de lui servir le plat qu’il aime et auquel il est habitué, sans doute il faut se conformer à la formule actuelle. Mais si l’on est blessé par cette formule, si l’on croit que la tradition a tort et qu’il faudrait accoutumer le public à un art plus logique et plus vrai, il n’y a certainement aucun crime à tenter l’expérience. Aussi suis-je toujours stupéfié, quand j’entends les critiques déclarer gravement : « Ceci est du théâtre, cela n’est pas du théâtre. » Qu’en savent-ils ? Tout l’art n’est pas contenu dans une formule. Ce qu’il appelle le théâtre, c’est un théâtre, et rien de plus. J’ajouterai même un théâtre bien défectueux, étroit et mensonger dans ses moyens. Demain peut se produire une nouvelle formule qui bouleversera la formule actuelle. Est-ce que le théâtre des Grecs, le théâtre des Anglais, le théâtre des Allemands est notre théâtre ? Est-ce que, dans une même littérature, le théâtre ne peut pas se renouveler, produire des œuvres d’esprit et de facture complètement différents ? Alors, que nous veut-on avec cette chose abstraite, le théâtre, dont on fait un bon Dieu, une sorte d’idole féroce et jalouse qui ne tolère pas la moindre infidélité !

Rien n’est immuable, voilà la vérité. Les conventions sont ce qu’on les fait, et elles n’ont force de loi que si on les subit. À mon sens, les acteurs pourraient serrer la vie de plus près sans s’amoindrir sur la scène. Les exagérations de gestes, les passades, les coups de talon, les temps solennels pris entre deux phrases, les effets obtenus par un grossissement de la charge, ne sont en aucune façon nécessaires à la pompe de la représentation. D’ailleurs, la pompe est inutile, la vérité suffirait.

Voici donc ce que je souhaiterais voir : des comédiens étudiant la vie et la rendant avec le plus de simplicité possible. Le Conservatoire est un lieu utile, si on le considère comme un cours élémentaire où l’on apprend la prononciation ; encore existe-t-il, au Conservatoire, une prononciation étrange, emphatique, qui déroute singulièrement l’oreille. Mais je doute qu’une fois les éléments appris, on tire un grand profit des leçons des maîtres. C’est absolument comme dans les écoles de dessin. Pendant deux ou trois ans, les élèves ont besoin d’apprendre à dessiner des yeux, des nez, des bouches, des oreilles ; puis, le mieux est de les mettre devant la nature, en laissant leur personnalité s’éveiller et pousser.

On m’a souvent parlé d’un maître de déclamation, dont les leçons consistaient d’abord à faire dire par ses élèves cette phrase : « Tiens ! voilà un chien ! » sur tous les tons possibles ; le ton de l’étonnement, le ton de la peur, de l’admiration, de la tendresse, de l’indifférence, de la répulsion, et ainsi de suite. Il y avait cinquante et quelques manières de dire. « Tiens ! voilà un chien ! » Cela rappelle un peu les méthodes pour apprendre l’anglais en vingt-cinq leçons. La méthode peut être ingénieuse et bonne pour des élèves qui commencent. Mais on sent tout ce qu’elle a de mécanique et d’insuffisant. Remarquez que le ton de la voix et l’expression de la physionomie sont réglés à l’avance, qu’il s’agit ici simplement des grimaces de la tradition. sans tenir compte aucun de la libre initiative de l’élève.

Eh bien ! l’enseignement au Conservatoire est le même. On y répète : « Tiens ! voilà un chien ! » avec toutes les expressions imaginables. Notre répertoire classique est la seule base de la doctrine. On exerce les élèves sur des types connus, réglés à l’avance, et chaque mot qu’ils ont à dire a une inflexion consacrée qu’on leur serine pendant des mois, absolument comme on serine à un sansonnet : J’ai du bon tabac dans ma tabatière. On devine quelle influence peut avoir cet exercice sur de jeunes cervelles. Le mal ne serait pas grand encore, si les leçons s’appuyaient sur la vérité ; mais, comme elles ont la seule autorité de l’usage et de la tradition, elles arrivent à dédoubler la personne du comédien, à lui laisser son allure et sa voix personnelles à la ville, et à lui donner pour le théâtre une allure et une voix de convention. Ce fait est connu de tous. Le comédien est irrémédiablement frappé chez nous d’une dualité qui le fait reconnaître au premier coup d’œil.

J’ignore le remède. Je crois qu’il faudrait étudier plus sur la nature et moins dans le répertoire. Les livres ne valent jamais rien pour l’éducation de l’artiste. En outre, on devrait peu à peu amener les élèves à un souci constant de la vérité. L’art de déclamer tue notre théâtre, parce qu’il repose sur une pose continue, contraire au vrai. Si les professeurs voulaient mettre de côté leur personnalité, ne pas enseigner comme des articles de foi les effets qui leur ont réussi journellement au théâtre, il est à croire que les élèves ne perpétueraient pas ces effets à leur tour et céderaient au courant naturaliste qui transforme aujourd’hui tous les arts. La vie sur les planches, la vie sans mensonge, avec sa bonhomie et sa passion, tel doit être le but.

Le public est en dehors de la querelle. Il acceptera ce que le talent lui fera accepter. Il faut avoir écrit une pièce et l’avoir fait répéter pour connaître la disette où nous sommes de comédiens intelligents, consentant à jouer simplement les choses simples, sentant et rendant la vérité d’un rôle, sans le gâter par des effets odieux, que le public applaudit depuis deux siècles.


III


L’autre soir, au Théâtre-Italien, j’ai éprouvé une des plus fortes émotions dont je me souvienne. Salvini jouait dans un drame moderne : la Mort civile.

Je l’avais vu dans Macbeth, et je m’étais récusé, n’ayant rien à dire, si ce n’était des lieux communs. Je laisse Shakespeare dans sa gloire, j’avoue ne plus le comprendre quand on le joue sur nos planches modernes, en italien surtout, devant un public qui se fouette pour admirer. Cela m’est indifférent, parce que cela se passe trop loin de moi, dans la nue. Et quant à l’interprétation, elle me déroute plus encore. J’écrirai que c’est sublime, mais je reste glacé. Un sens me manque peut-être.