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LE NATURALISME AU THÉÂTRE

geait pas les élèves comédiens en pantins mécaniques, on trouverait des interprètes qui renouvelleraient la mise en scène et feraient enfin monter la vérité sur les planches.


II


L’éducation classique et traditionnelle donnée aux jeunes comédiens est donc en soi une excellente chose, car elle sert à former des sujets d’une bonne moyenne pour les besoins courants de nos théâtres. Mais où la critique peut s’exercer, c’est, comme je l’ai dit, sur l’enseignement lui-même, sur le corps de doctrine des professeurs dont le souci est, avant tout, de maintenir intactes les traditions.

Il faut, pour comprendre ce qu’est aujourd’hui chez nous l’art du comédien, remonter à l’origine même de notre théâtre. On trouve, au dix-septième siècle, la pompe tragique, les Romains et les Grecs portant la perruque des seigneurs du temps, la représentation d’une pièce se déroulant avec la majesté d’un gala princier. On pontifiait alors. On restait sur les planches dans le domaine des rois et des dieux. L’art consistait à être le plus loin possible de la nature. Tout s’ennoblissait, et jusqu’à : « Je vous hais ! » tout se disait tendrement. L’acteur le plus applaudi était celui qui approchait le plus des belles manières de la cour, arrondissant les bras se balançant sur les hanches, grasseyant, roulant des yeux terribles.

Certes, nous n’en sommes plus là. La vérité du costume, du décor et des attitudes s’est imposée peu à peu. Aujourd’hui, Néron ne porte plus perruque, et l’on joue Esther avec une mise en scène splendide et trop exacte. Mais, au fond, on retrouve toujours la tradition de majesté, de jeu solennel. Des acteurs français qui jouent, sont restés des prêtres qui officient. Il ne peuvent monter sur les planches sans se croire aussitôt sur un piédestal, où la terre entière les regarde. Et ils prennent des poses, et ils sortent immédiatement de la vie pour entrer dans ce ronronnement du théâtre, dans ces gestes faux et forcés, qui feraient pouffer de rire sur un trottoir.

Prenez même une pièce gaie, une comédie, et regardez attentivement les acteurs qui la brûlent. Vous reconnaitrez en eux les comédiens pompeux du dix-septième siècle, ceux qui sont les pères de l’art dramatique on France. Les entrées souvent sont accompagnées d’un coup de talon pour annoncer et mieux asseoir le personnage. Les effets sont continués au delà du vraisemblable, dans l’unique but d’occuper toute la scène et de forcer les applaudissements. Ce sont des jeux de physionomie adressés au public, des poses de bel homme, la cuisse tendue, la tête tournée et maintenue dans une position avantageuse. Ils ne marchent plus, ne parlent plus, ne toussent plus comme à la ville. On voit qu’ils sont en représentation et que leur effort le plus immédiat est de n’être pas comme tout le monde, de façon à étonner les bourgeois. Il y a un Grec ou un Romain du grand siècle, dans les paillasses de foire qui tendent le derrière aux coups de pied.

Oui, la tradition a cette force. Elle est pareille au sable fin qui filtre quand même et sans relâche par les fissures les plus minces. La source en est déjà disparue lorsque les effets en subsistent encore. Ces effets peuvent être méconnaissables, transformés, déviés, ils n’existent pas moins, ils n’en sont pas moins tout-puissants. Si, aujourd’hui, notre théâtre désespère les amis de la nature, la faute en est aux ancêtres, à la lente éducation de nos comédiens que la tradition éloigne du vrai.

Un art ne se forme pas en un jour. Aussi, quand il est formé, a-t-il une solidité de roc dans la routine. Cela explique comment il est si difficile d’innover, de changer la direction suivie par plusieurs générations. Aujourd’hui, le besoin de vérité se fait sentir, au théâtre comme partout ; mais, plus que partout, ce besoin y trouve des résistances désespérées. On est habitué aux faussetés, aux conventions de la scène ; le gros public n’est pas choqué ; tous les effets faux le ravissent, et il applaudit en criant à la vérité ; si bien même que ce sont les effets vrais qui le fâchent et qu’il traite d’exagérations ridicules. Le jugement du spectateur est perverti par une habitude séculaire. De là, l’entêtement dans la formule existante de l’art dramatique.

Et Dieu sait où nous en sommes comme vérité au théâtre, malgré le mouvement naturaliste qui s’y accomplit fatalement ! Je ne puis dresser un réquisitoire en règle, mais je citerai quelques exemples. J’ai déjà parlé des entrées et des sorties qui sont le plus souvent opérées en dépit du bon sens, trop lentes ou trop brusques, uniquement comprises de façon à ménager une salve d’applaudissements à l'acteur. Pourrait-on m’indiquer, d’autre part, quelque chose de plus ridicule que les passades du comédien, pendant une scène un peu longue ? Pour couper les effets, au milieu du dialogue, le comédien qui est à gauche, traverse et va à droite, tandis que le comédien qui est à droite, se rend à gauche, sans aucun motif d’ailleurs. Cela est d’un bon résultat pour les yeux, dit-on ; c’est possible, mais ce continuel va-et-vient n’en est pas moins très comique et très puéril. Il faudrait parler encore de la façon de s’asseoir, de manger, de lancer dans la salle la réplique destinée au personnage qu’on a à côté de soi, de s’approcher du trou du souffleur pour déclamer la tirade à effet que les autres acteurs, sur la scène, feignent d’écouter religieusement. En un mot, un acteur ne hasarde pas une enjambée, ne lâche pas une phrase, sans que cette enjambée et cette phrase ne hurlent de fausseté. J’excepte seulement les grands cris de passion et de vérité que jettent parfois les artistes de génie.

Je sais quelle est la réponse. Le théâtre, dit-on, vit uniquement de convention. Si les acteurs tapent du pied, forcent leur voix, c’est pour qu’on les entende ; s’ils exagèrent les moindres gestes, c’est afin que leurs effets dépassent la rampe et soient vus du public. On en arrive ainsi à faire du théâtre un monde à part, où le mensonge est non seulement toléré, mais encore déclaré nécessaire. On rédige le code étrange de l’art dramatique, on formule en axiomes les faussetés les plus étonnantes. Les erreurs deviennent des règles, et l'on hue quiconque n’applique pas les règles

― Notre théâtre est ce qu'il est, cela me paraît un simple fait ; mais ne pourrait-il pas être au-