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LE NATURALISME AU THÉÂTRE

lement sous Henri IV qu’une actrice osa paraître sur les planches. Mais cette audace causa un scandale affreux ; le public se fâchait, trouvait cela immoral. Et le plus étonnant, c’est que le déguisement des jeunes garçons, ces jupes qu’ils portaient, donnaient naissance à de honteuses débauches, à des amours monstrueuses, qui semblaient ne choquer personne. On sait aujourd’hui combien est pénible pour notre public, même dans la farce, l’entrée d’un comique vêtu d’une robe ; c’est juste l’effet contraire, nous voyons une indécence où nos pères trouvaient une nécessité morale, car pour eux une femme qui paraissait sur un théâtre, prostituait son sexe. D’ailleurs, pendant tout le dix-septième siècle, des hommes tinrent encore les rôles de vieilles femmes et de soubrettes. Ce fut Béjart qui créa madame Pernelle. Beauval parut dans madame Jourdain, madame de Sottenville, Philaminte. Essayez aujourd’hui de rétablir une pareille distribution, et la tentative semblera ordurière.

Ajoutez que beaucoup de rôles étaient joués sous le masque. Cela du coup tuait l’expression, tout un coin de l’art du comédien. Pourvu que le vers fût lancé, le public était content. Il paraissait n’éprouver aucun besoin de réalité matérielle. J’ai trouvé dans l’ouvrage de M. Jullien une phrase qui m’a frappé. « Oreste, César, Horace, dit-il, étaient burlesquement travestis en courtisans de la plus grande cour d’Europe, et cette mode, qui nous paraîtrait aujourd’hui si déplaisante, ne choquait en rien nos ancêtres, qui semblaient, à dire vrai, ne juger les œuvres dramatiques que par les yeux de la pensée, en faisant abstraction complète de la représentation théâtrale. » Tout est là, méditez cette expression : « Les yeux de la pensée ».

En effet, la grande évolution naturaliste, qui part du quinzième siècle pour arriver au nôtre, porte tout entière sur la substitution lente de l’homme physiologique à l’homme métaphysique. Dans la tragédie, l’homme métaphysique, l’homme d’après le dogme et la logique, régnait absolument. Le corps ne comptant pas, l’âme étant regardée comme l’unique pièce intéressante de la machine humaine, tout drame se passait en l’air, dans l’esprit pur. Dès lors, à quoi bon le monde tangible ? Pourquoi s’inquiéter du lieu où se passait l’action ? Pourquoi s’étonner d’un costume baroque, d’une déclamation fausse ? Pourquoi remarquer que la reine Didon était un garçon que sa barbe naissante forçait à porter un masque ? Tout cela n’importait pas, on ne descendait pas à ces misères, on écoutait la pièce comme une dissertation d’école sur un cas donné. Cela se passait, au-dessus de l’homme, dans le monde des idées, si loin de l’homme réel, que la réalité du spectacle aurait gêné.

Tel est le point de départ, le point religieux dans les mystères, le point philosophique plus tard dans la tragédie. Et c’est dès le début aussi que l’homme naturel, étouffé sous la rhétorique et sous le dogme, se débat sourdement, veut se dégager, fait de longs efforts inutiles, puis finit par s’imposer membre à membre. Toute l’histoire de notre théâtre est dans ce triomphe de l’homme physiologique apparaissant davantage à chaque époque, sous le mannequin de l’idéalisme religieux et philosophique. Corneille, Molière, Racine, Voltaire, Beaumarchais, et de nos jours, Victor Hugo, Émile Augier, Alexandre Dumas fils, Sardou lui-même, n’ont eu qu’une besogne, même lorsqu’ils ne s’en sont pas nettement rendu compte : augmenter la réalité de l’œuvre dramatique, progresser dans la vérité, dégager de plus en plus l’homme naturel et l’imposer au public. Et, fatalement, l’évolution ne s’arrête pas avec eux, elle continue, elle continuera toujours. L’humanité est très jeune.

M. Jullien a parfaitement compris cette évolution, lorsqu’il a écrit ceci : « Il est à remarquer que dans toute l’histoire du théâtre en France, non seulement la déclamation et le jeu des acteurs sont en rapport avec le costume théâtral et en ont suivi les modifications, mais que ce rapport existait aussi entre les costumes et les défauts des pièces. Rien n’est isolé au théâtre ; tout s’enchaîne et se tient : défauts et décadence, qualités et progrès. »

C’est très juste. Je l’ai dit, l’évolution se porte sur tout, et c’est justement là ce qui en montre le caractère scientifique. Aucun caprice ; une marche logique, allant à un but déterminé. Les étapes elles-mêmes, plus ou moins retardées, s’expliquent par des causes fixes, la résistance du public et des mœurs, la venue de grands écrivains et de grands acteurs, les circonstances historiques, favorables ou défavorables. Si un esprit sincère, amoureux de l’étude, écrivait l’Histoire que je demande, il nous ferait faire un bien grand pas dans cette question de la convention que j’ai prise pour champ de lutte. Je puiserais dans cette œuvre des arguments décisifs, et je suis persuadé que toutes les intelligences nettes seraient bientôt de mon côté.

Mais voilà, cette Histoire de notre théâtre n’existe pas, et ce n’est pas moi qui l’écrirai, car elle demanderait un loisir dont je ne puis disposer. Plus tard, on l’écrira, cela est certain ; l’évolution qui se produit dans notre critique elle-même, la conduit à ces études d’ensemble, à cette analyse des grands mouvements de l’esprit. Aujourd’hui, si nous manquons d’arguments, c’est que tout le passé doit être remis en question, et être fouillé avec nos nouvelles méthodes. La besogne de déblaiement sera beaucoup plus facile pour nos petits-fils, parce qu’ils auront des outils solides. Chaque jour, je me sens arrêté, faute de pouvoir procéder aux études nécessaires. Et ce qui me manque surtout, c’est une Histoire générale de notre littérature, écrite sur les documents exacts et d’après la méthode scientifique.

Dès lors, on doit comprendre quelle a été ma joie en lisant l’Histoire du costume au théâtre, qui ne traite à la vérité qu’un côté assez restreint de la question, mais qui suffit pour indiquer nettement l’évolution naturaliste au théâtre, depuis le quinzième siècle jusqu’à nos jours. La tentative est excellente ; maintenant on peut voir ce que donnerait une Histoire générale.


II


Du quinzième siècle au dix-septième, la confusion est absolue pour le costume au théâtre.