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LE NATURALISME AU THÉÂTRE

tile. Peu importe le lieu où l’action se passe, du moment qu’on refuse aux différents lieux toute influence sur les personnages. Ce sera une chambre, un vestibule, une forêt, un carrefour ; même un écriteau suffira. Le drame est uniquement dans l’homme, dans cet homme conventionnel qu’on a dépouillé de son corps, qui n’est plus un produit du sol, qui ne trempe plus dans l’air natal. Nous assistons au seul travail d’une machine intellectuelle, mise à part, fonctionnant dans l’abstraction.

Je ne discuterai point ici s’il est plus noble en littérature de rester dans cette abstraction de l’esprit ou de rendre au corps sa grande place, par amour de la vérité. Il s’agit pour le moment de constater de simples faits. Peu à peu, l’évolution scientifique s’est produite, et nous avons vu le personnage abstrait disparaître pour faire place à l’homme réel, avec son sang et ses muscles. Dès ce moment, le rôle des milieux est devenu de plus en plus important. Le mouvement qui s’est opéré dans les décors part de là, car les décors ne sont en somme que les milieux où naissent, vivent et meurent les personnages.

Mais un exemple est nécessaire, pour bien faire comprendre ce mouvement. Prenez par exemple l’Harpagon de Molière. Harpagon est un type, une abstraction de l’avarice. Molière n’a pas songé à peindre un certain avare, un individu déterminé par des circonstances particulières ; il a peint l’avarice, en la dégageant même de ses conditions extérieures, car il ne nous montre seulement pas la maison de l’avare, il se contente de le faire parler et agir. Prenez maintenant le père Grandet, de Balzac. Tout de suite, nous avons un avare, un individu qui a poussé dans un milieu spécial ; et Balzac a dû peindre le milieu, et nous n’avons pas seulement avec lui l’abstraction philosophique de l’avarice, nous avons l’avarice étudiée dans ses causes et dans ses résultats, toute la maladie humaine et sociale. Voilà en présence la conception littéraire du dix-septième siècle et celle du dix-neuvième : d’un côté, l’homme abstrait, étudié hors de la nature ; de l’autre, l’homme d’après la science, remis dans la nature et y jouant son rôle strict, sous des influences de toutes sortes.

Eh bien ! il devient dès lors évident que, si Harpagon peut jouer son drame dans n’importe quel lieu, dans un décor quelconque, vague et mal peint, le père Grandet ne peut pas plus jouer le sien en dehors de sa maison, de son milieu, qu’une tortue ne saurait vivre hors de sa carapace. Ici, le décor fait partie intégrante du drame ; il est de l’action, il l’explique, et il détermine le personnage.

La question des décors n’est pas ailleurs. Ils ont pris au théâtre l’importance que la description a prise dans nos romans. C’est montrer un singulier entêtement dans l’absolu, que de ne pas comprendre l’évolution fatale qui s’est accomplie, et la place considérable qu’ils tiennent légitimement aujourd’hui dans notre littérature dramatique. Ils n’ont cessé depuis deux cents ans de marcher vers une exactitude de plus en plus grande, du même pas d’ailleurs et au travers des mêmes obstacles que les costumes. À cette heure, la vérité triomphe partout. Ce n’est pas que nous soyons arrivés à un emploi sage de cette vérité des milieux. On sacrifie plus à la richesse et à l’étrangeté qu’à l’exactitude. Ce que je voudrais, ce serait, chez les auteurs dramatiques, un souci du décor vrai, uniquement lorsque le décor explique et détermine les faits et les personnages. Je reprends Eugénie Grandet, qui a été mise au théâtre, mais très médiocrement ; eh-bien ! il faudrait que, dès le lever du rideau, on se crût chez le père Grandet ; il faudrait que les murs, que les objets ajoutassent à l’intérêt du drame, en complétant les personnages comme le fait la nature elle-même.

Tel est le rôle des décors. Ils élargissent le domaine dramatique en mettant la nature elle-même au théâtre, dans son action sur l’homme. On doit les condamner, dès qu’ils sortent de cette fonction scientifique, dès qu’ils ne servent plus à l’analyse des faits et des personnages. Ainsi, M. Sarcey a raison, lorsqu’il blâme la magnificence avec laquelle on remonte les anciennes tragédies ; c’est méconnaître leur véritable cadre. Tout décor ajouté à une œuvre littéraire comme un ballet, uniquement pour boucher un trou, est un expédient fâcheux. Au contraire, il faut applaudir, lorsque le décor exact s’impose comme le milieu nécessaire de l’œuvre, sans lequel elle resterait incomplète et ne se comprendrait plus. Et, la question se trouvant ainsi posée, il n’y a qu’à laisser la critique faite pour ou contre des campagnes qui ne hâteront ni n’arrêteront l’évolution naturaliste au théâtre. Cette évolution est un travail humain et social sur lequel des volontés isolées ne peuvent rien. Malgré son autorité, M. Sarcey ne nous ramènera pas aux décors abstraits de Molière et de Shakespeare, pas plus qu’il ne peut ressusciter les artistes du dix-septième siècle avec leurs costumes, et le public de l’époque avec ses idées. Élargissez donc le chemin et laissez passer l’humanité en marche.