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LES THÉORIES

lisme le plus exact. En attendant, sans avoir la prétention de toucher au grand travail historique qu’elle nécessiterait, je vais essayer de poser la question d’une façon logique.

M. Sarcey a fait toute une campagne contre l’importance que nos théâtres donnent aujourd’hui aux décors. Il a dit, comme toujours, d’excellentes choses, pleines de bon sens ; mais j’estime qu’il a tout brouillé et qu’il faudrait, pour s’entendre, éclairer un peu la question et distinguer les différents cas.

D’abord, mettons de côté la féerie et le drame à grand spectacle. J’entends rester dans la littérature. Il est certain que les pièces où certains tableaux sont uniquement des prétextes à décors, tombent par là même au rang des exhibitions foraines ; elles ont dès lors un intérêt particulier ; faites pour les yeux, elles sont souvent intéressantes par le luxe et l’art qu’on y déploie. C’est tout un genre, dont je ne pense pas que M. Sarcey demande la disparition. Les décors y sont d’autant plus à leur place, qu’ils y jouent le principal rôle. Le public s’y amuse ; ceux qui n’aiment pas ça, n’ont qu’à rester chez eux. Quant à la littérature, elle demeure complètement étrangère à l’affaire, et dès lors elle ne saurait en souffrir.

J’entends bien, d’ailleurs, ce dont M. Sarcey se plaint. Il accuse les directeurs et les auteurs de spéculer sur ce goût du public pour les décors riches, en introduisant quand même des décors à sensation dans des œuvres littéraires qui devraient s’en passer. Par exemple, on se souvient des magnificences de Balsamo ; il y avait là une galerie des glaces et un feu d’artifice d’une utilité discutable au point de vue du drame, et qui, du reste, ne sauvèrent pas la pièce. Eh bien ! dans ce cas nettement défini, M. Sarcey a raison. Un décor qui n’a pas d’utilité dramatique, qui est comme une curiosité à part, mise là pour éblouir le public, ravale un ouvrage au rang inférieur de la féerie et du mélodrame à spectacle. En un mot, le décor pour le décor, si riche et si curieux soit-il, n’est qu’une spéculation et ne peut que gâter une œuvre littéraire.

Mais cela entraîne-t-il la condamnation du décor exact, riche ou pauvre ? Doit-on toujours citer le théâtre de Shakespeare, où les changements à vue étaient simplement indiqués par des écriteaux ? Faut-il croire que nos pièces modernes pourraient se contenter, comme les pièces du dix-septième siècle, d’un décor abstrait, salon sans meubles, péristyle de temple, place publique ? En un mot, est-on bien venu de déclarer que le décor n’a aucune importance, qu’il peut être quelconque, que le drame est dans les personnages et non dans les lieux où ils s’agitent ? C’est ici que la question se pose sérieusement.

Une fois encore, je me trouve en face d’un absolu. Les critiques qui défendent les conventions, disent à tout propos : « le théâtre », et ce mot résume pour eux quelque chose de définitif, de complet, d’immuable : le théâtre est comme ceci, le théâtre est comme cela. Ils vous envoient Shakespeare et Molière à la tête. Du moment où les maîtres, il y a deux siècles, faisaient jouer des chefs-d’œuvre sans décors, nous sommes ridicules, d’exiger aujourd’hui, pour nos œuvres médiocres, les lieux exacts, avec un embarras extraordinaire d’accessoires. Et de là à parler de la mode, il n’y a pas loin. Pour les critiques en question, il semble que notre goût actuel, notre souci de la vérité des milieux, de l’illusion scénique poussée aux dernières limites, ne soit qu’une pure affaire de mode, un engouement du public qui passera. Ainsi, M. Sarcey s’est demandé pourquoi meubler un salon ; ne peignait-on pas tout dans le décor autrefois ? et il n’est pas éloigné de vouloir qu’on revienne à la nudité ancienne, qui avait l’avantage de laisser la scène plus libre. En effet, pourquoi ne retournerait-on pas au décor abstrait, si rien ne nous en empêche, s’il n’y a dans nos complications actuelles qu’un caprice ? M. Sarcey, avec son bon sens pratique, fait valoir tous les avantages : l’économie, les pièces montées plus vite, la littérature épurée et triomphant seule.

Mon Dieu ! cela est fort juste, fort raisonnable. Mais, si nous ne retournons pas au décor abstrait, c’est que nous ne le pouvons pas, tout bonnement. Il n’y a pas le moindre engouement dans notre fait. Le décor exact s’est imposé de lui-même, peu à peu, comme le costume exact. Ce n’est pas une affaire de mode, c’est une affaire d’évolution humaine et sociale. Nous ne pouvons pas plus revenir aux écriteaux de Shakespeare, que nous ne pouvons revivre au seizième siècle. Cela nous est défendu. Sans doute des chefs-d’œuvre ont poussé dans cette convention du décor ; car ils étaient là comme dans leur sol naturel ; mais ce sol n’est plus le nôtre, et je défie un auteur dramatique d’aujourd’hui de rien créer de vivant, s’il ne plante pas solidement son œuvre dans notre terre du dix-neuvième siècle.

Comment un homme de l’intelligence de M. Sarcey ne tient-il pas compte du mouvement qui transforme continuellement le théâtre ? Il est très lettré, très érudit ; il connaît comme pas un notre répertoire ancien et moderne ; il a tous les documents pour suivre l’évolution qui s’est produite et qui se continue. C’est là une étude de philosophie littéraire qui devrait le tenter. Au lieu de s’enfermer dans une rhétorique étroite, au lieu de ne voir dans le théâtre qu’un genre soumis à des lois, pourquoi n’ouvre-t-il pas sa fenêtre toute grande et ne considère-t-il pas le théâtre comme un produit humain, variant avec les sociétés, s’élargissant avec les sciences, allant de plus en plus à cette vérité qui est notre but et notre tourment ?

Je reste dans la question des décors. Voyez combien le décor abstrait du dix-septième siècle répond à la littérature dramatique du temps. Le milieu ne compte pas encore. Il semble que le personnage marche en l’air, dégagé des objets extérieurs. Il n’influe pas sur eux, et il n’est pas déterminé par eux. Toujours il reste à l’état de type, jamais il n’est analysé comme individu. Mais, ce qui est plus caractéristique, c’est que le personnage est alors un simple mécanisme cérébral ; le corps n’intervient pas, l’âme seule fonctionne, avec les idées, les sentiments, les passions. En un mot, le théâtre de l’époque emploie l’homme psychologique, il ignore l’homme physiologique. Dés lors, le milieu n’a plus de rôle à jouer, le décor devient inu-