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LES THÉORIES

tout cela est régi par des lois que nous ne connaissons pas encore bien, mais que nous commençons à entrevoir.

Il serait aussi ridicule de vouloir revenir au mouvement romantique que de songer à recommencer les journées de 1830. Aujourd’hui, la liberté est conquise, et nous tâchons d’asseoir le gouvernement et la littérature sur des données scientifiques. Je jette ici au courant de la plume de grosses idées, sur lesquelles j’aimerais à m’étendre un jour.

Donc, pour conclure, si je ne vois pas d’inconvénient à ce qu’on subventionne la littérature, si je trouve très bon qu’on entretienne un peu moins galamment l’Opéra pour donner davantage à l'Odéon, je suis absolument persuadé que l’argent ne fera pas naître un homme de génie et ne l’aidera même pas à se produire ; car le propre du génie est de s’affirmer au milieu des obstacles. Donnez de l’argent, il ira aux médiocres, aux farceurs de l’histoire et du patriotisme ; peut-être même cela causera-t-il plus de tort que de bien, mais il faut que tout le monde vive. Seulement, l’avenir se fera de lui-même, en dehors de vos patronages et de vos subventions, par l’évolution naturaliste du siècle, par cet esprit de logique et de science qui transforme en ce moment le corps social tout entier. Que les faibles meurent, les reins cassés ; c’est la loi. Quant aux forts, ils ne relèvent que d’eux-mêmes ; ils apportent un appui à l’État et ils n’attendent rien de lui.



LES DÉCORS ET LES ACCESSOIRES


I


Je veux parler du mouvement naturaliste qui se produit au théâtre, simplement au point de vue des décors et des accessoires. On sait qu’il y a deux avis parfaitement tranchés sur la question : les uns voudraient qu’on en restât à la nudité du décor classique, les autres exigent la reproduction du milieu exact, si compliquée qu’elle soit. Je suis évidemment de l’opinion de ceux-ci ; seulement, j’ai mes raisons à donner.

Il faut étudier la question dans l’histoire même de notre théâtre national. L’ancienne parade de foire, le mystère joué sur des tréteaux, toutes ces scènes dites en plein vent d’où sont sorties, parfaites et équilibrées, les tragédies et les comédies du dix-septième siècle, se jouaient entre trois lambeaux tendus sur des perches. L’imagination du public suppléait au décor absent. Plus tard, avec Corneille, Molière et Racine, chaque théâtre avait une place publique, un salon, une forêt, un temple ; même la forêt ne servait guère, je crois. L’unité de lieu, qui était une règle strictement observée, impliquait ce peu de variété. Chaque pièce ne nécessitait qu’un décor ; et comme, d’autre part, tous les personnages devaient se rencontrer dans ce décor, les auteurs choisissaient fatalement les mêmes milieux neutres, ce qui permettait au même salon, à la même rue, au même temple de s’adapter à toutes les actions imaginables.

J’insiste, parce que nous sommes là aux sources de la tradition. Il ne faudrait pas croire que cette uniformité, cet effacement du décor, vinssent de la barbarie de l’époque, de l’enfance de l’art décoratif. Ce qui le prouve, c’est que certains opéras, certaines pièces de gala, ont été montées alors avec un luxe de peintures, une complication de machines extraordinaire. Le rôle neutre du décor était dans l’esthétique même du temps

On n’a qu’à assister, de nos jours, à la représentation d’une tragédie ou d’une comédie classique. Pas un instant le décor n’influe sur la marche de la pièce. Parfois, des valets apportent des sièges ou une table ; il arrive même qu’ils posent ces sièges au beau milieu d’une rue. Les autres meubles, les cheminées, tout se trouve peint dans les fonds. Et cela semble fort naturel. L’action se passe en l’air, les personnages sont des types qui défilent, et non des personnalités qui vivent. Je ne discute pas aujourd’hui la formule classique, je constate simplement que les argumentations, les analyses de caractère, l’étude dialoguée des passions, se déroulant devant le trou du souffleur sans que les milieux eussent jamais à intervenir, se détachaient d’autant plus puissamment que le fond avait moins d’importance.

Ce qu’il faut donc poser comme une vérité démontrée, c’est que l’insouciance du dix-septième siècle pour la vérité du décor vient de ce que la nature ambiante, les milieux, n’étaient pas regardés alors comme pouvant avoir une influence quelconque sur l’action et sur les personnages. Dans la littérature du temps, la nature comptait peu. L’homme seul était noble, et encore l’homme dépouillé de son humanité, l’homme abstrait, étudié dans son fonctionnement d’être logique et passionnel. Un paysage au théâtre, qu’était-ce cela ? on ne voyait pas les paysages réels, tels qu’ils s’élargissent par les temps de soleil ou de pluie. Un salon complètement meublé, avec la vie qui l’échauffe et lui donne une existence propre, pourquoi faire ? les personnages ne vivaient pas, n’habitaient pas, ne faisaient que passer pour déclamer les morceaux qu’ils avaient à dire.

C’est de cette formule que notre théâtre est parti. Je ne puis faire l’historique des phases qu’il a parcourues. Mais il est facile de constater qu’un mouvement lent et continu s’est opéré, accordant chaque jour plus d’importance à l’influence des milieux. D’ailleurs, l’évolution littéraire des deux derniers siècles est tout entière dans cet envahissement de la nature. L’homme n’a plus été seul, on a cru que les campagnes, les villes, les cieux différents méritaient qu’on les étudiât et qu’on les donnât