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LES THÉORIES

reau, et pour longtemps, si ce n’est pour toujours.

Ce sont ces conditions différentes qui, aux yeux de la critique, ont grandi si démesurément l’importance du don au théâtre. Mon Dieu ! dans le roman, soyez ou ne soyez pas doué, faites mauvais si cela vous amuse, puisque vous ne courez pas le risque d’être étranglé. Mais, au théâtre, méfiez-vous, ayez un talisman, soyez sûr de prendre le public par des moyens connus ; autrement, vous êtes un maladroit, et c’est bien fait si vous restez par terre. De là, la nécessité du succès immédiat, cette nécessité qui rabaisse le théâtre, qui tourne l’art dramatique au procédé, à la recette, à la mécanique. Nous autres romanciers, nous demeurons souriants au milieu des clameurs que nous soulevons. Qu’importe ! nous vivrons quand même, nous sommes supérieurs aux colères d’en bas. L’auteur dramatique frissonne ; il doit ménager chacun ; il coupe un mot, remplace une phrase ; il masque ses intentions, cherche des expédients pour duper son monde, en somme, il pratique un art de ficelles, auquel les plus grands ne peuvent se soustraire.

Et le don arrive. Seigneur ! avoir le don et ne pas être sifflé ! On devient superstitieux, on a son étoile. Puis, l’insuccès ou le succès brutal de la première représentation déforme tout. Les spectateurs réagissent les uns sur les autres. On porte aux nues des œuvres médiocres, on jette au ruisseau, des œuvres estimables. Mille circonstances modifient le jugement. Plus tard, on s’étonne, on ne comprend plus. Il n’y a pas de verdict passionné où la justice soit plus rare.

C’est le théâtre. Et il paraît que, si défectueuse et si dangereuse que soit cette forme de l’art, elle a une puissance bien grande, puisqu’elle enrage tant d’écrivains. Ils y sont attirés par l’odeur de bataille, par le besoin de conquérir violemment le public. Le pis est que la critique se fâche. Vous n’avez pas le don, allez-vous-en. Et elle a dit certainement cela à Scribe, quand il a été sifflé, à ses débuts ; elle l’a répété à M. Sardou, à l’époque de la Taverne des étudiants ; elle jette ce cri dans les jambes de tout nouveau venu qui arrive avec une personnalité. Ce fameux don est le passeport des auteurs dramatiques. Avez-vous le don ? Non. Alors, passez au large, ou nous vous mettons une balle dans la tête.

J’avoue que je remplis d’une tout autre manière mon rôle de critique. Le don me laisse assez froid. Il faut qu’une figure ait un nez pour être une figure ; il faut qu’un auteur dramatique sache faire une pièce pour être un auteur dramatique, cela va de soi. Mais que de marge ensuite ! Puis, le succès ne signifie rien. Phèdre est tombée à la première représentation. Dès qu’un auteur apporte une nouvelle formule, il blesse le public, il y a bataille sur son œuvre. Dans dix ans, on l’applaudira.

Ah ! si je pouvais ouvrir toutes grandes les portes des théâtres à la jeunesse, à l’audace, à ceux qui ne paraissent pas avoir le don aujourd’hui et qui l’auront peut-être demain, je leur dirais d’oser tout, de nous donner de la vérité et de la vie, de ce sang nouveau dont notre littérature dramatique a tant besoin ! Cela vaudrait mieux que de se planter devant nos théâtres, une férule de magister à la main, et de crier : « Au large ! » aux jeunes braves qui ne procèdent ni de Scribe ni de M. Sardou. Fichu métier, comme disent les gendarmes, quand ils ont une corvée à faire.



LES JEUNES


J’ai entendu dire un jour à un faiseur, ouvrier très adroit en mécanique théâtrale : « On nous parle toujours de l’originalité des jeunes ; mais quand un jeune fait une pièce, il n’y a pas de ficelle usée qu’il n’emploie, il entasse toutes les combinaisons démodées dont nous ne voulons plus nous-mêmes. » Et, il faut bien le confesser, cela est vrai. J’ai remarqué moi-même, que les plus audacieux des débutants s’embourbaient profondément dans l’ornière commune.

D’où vient donc cet avortement à peu près général ? On a vingt ans, on part pour la conquête des planches, on se croit très hardi et très neuf ; et pas du tout, lorsqu’on a accouché d’un drame ou d’une comédie, il arrive presque toujours qu’on a pillé le répertoire de Scribe ou de M. d’Ennery. C’est tout au plus si, par maladresse, on a réussi à défigurer les situations qu’on leur a prises. Et j’insiste sur l’innocence parfaite de ces plagiats, on s’imagine de très bonne foi avoir tenté un effort considérable d’originalité.

Les critiques qui font du théâtre une science et qui proclament la nécessité absolue de la mécanique théâtrale, expliqueront le fait en disant qu’il faut être écolier avant d’être maître. Pour eux, il est fatal qu’on passe par Scribe et M. d’Ennery, si l’on veut un jour connaître toutes les finesses du métier. On étudie naturellement dans leurs œuvres le code des traditions. Même les critiques dont je parle croiront tirer de cette imitation inconsciente un argument décisif en faveur de leurs théories : ils diront que le théâtre est à un tel point une pure affaire de charpente, que les débutants, malgré eux, commencent presque toujours par ramasser les vieilles poutres abandonnées pour en faire une carcasse à leurs œuvres.

Quant à moi, je tire de l’aventure des réflexions tout autres. Je demande pardon si je me mets en scène ; mais j’estime que les meilleures observations sont celles que l’on fait sur soi. Pourquoi, lorsqu’à vingt ans je rêvais des plans de drames et de comédies, ne trouvais-je jamais que des coups de théâtre las de traîner partout ? Pourquoi une idée de pièce se présentait-elle