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ERCKMANN-CHATRIAN

sauts de paillasse. En outre, ce que noue la passion doit être dénoué par la passion. Les lettres apportées au dénouement, les papiers de famille retrouvés, toutes ces vieilles ficelles usées, sont des expédients honteux dont les écrivains qui se respectent, ne devraient plus jamais se servir.

Voyez le jet si naturel et si vrai de l’Ami Fritz. La pièce va d’un bout à l’autre, sans une secousse, avec le beau développement d’une histoire à laquelle on a assisté. Fritz ne veut pas se marier, puis il tombe amoureux, puis il lutte et se marie. Cela n’est rien et cela contient tout le drame d’une existence. Croit-on qu’on aurait rendu l’émotion plus profonde, en compliquant cette aventure, ce qui était très facile ? Beaucoup de drames noirs sont partis de cette simple histoire : seulement, on les a chargés d’épisodes si extravagants, qu’ils nous font hausser les épaules. MM. Erckmann-Chatrian s’en sont tenus à la vérité toute nue, et ils n’ont point à s’en repentir. Pas le moindre incident étranger, pas un seul des ragoûts indiqués dans le manuel de la cuisine dramatique. Toute l’émotion, les rires et les larmes, vient des entrailles du sujet. Et c’est là surtout ce que j’applaudis dans l’Ami Fritz.

Ce que je loue également sans réserve, ce sont les façons dont naissent et se développent les sentiments des personnages. Une des choses qui me blessent le plus au théâtre est la convention des sentiments. Il y a des manières d’être gai, d’être triste, de tomber amoureux, de souffrir de son amour, qui sont dans la tradition des planches, et dont on ne sort pas, par crainte sans doute qu’on ne crie à l'invraisemblance. J’ai déjà cité, au troisième acte, les scènes où Fritz, luttant contre sa tendresse pour Suzel, pris de jalousie en apprenant le prochain mariage de la jeune fille, perd l’appétit et se plaint de douleurs à l’estomac. On a déclaré cet amoureux bien vulgaire. Il est strictement vrai, et je trouve que cet homme qui souffre réellement, est beaucoup plus touchant que les jeunes premiers roulant des yeux tendres et portant la main à leur cœur. En quoi le cœur est-il plus noble que l’estomac ? Ils sont nécessaires à la vie autant l’un que l’autre. Tout cela repose sur un idéalisme nuageux et faux, d’un ridicule parfait.

Je suis certain que les auteurs dramatiques trouveraient des effets nouveaux d’une grande saveur, s’ils voulaient se donner le souci d’observer comment les choses se passent dans la réalité. Les faits les plus simples de l’existence ont été tellement dénaturés au théâtre, qu’on donnerait à ces faits un relief puissant, une nouveauté imprévue, si on les ramenait au vrai. C’est une grande erreur de répéter que le théâtre vit uniquement de convention. Les cris de vérité seuls soulèvent et emportent une salle. On a pu gâter le métier dramatique par des années de productions inférieures. Les belles œuvres, dans toutes les littératures et dans tous les genres, n’en restent pas moins les œuvres vraies et simples.

J’arrive à la conclusion que je veux tirer de tout ceci. Grâce à des côtés patriotiques et poétiques, l’Ami Fritz a fait monter le naturalisme sur les planches. Dès aujourd’hui, il est aisé de comprendre ce que peut être ce naturalisme, dégagé des fleurs dont MM. Erckmann-Chatrian l’ont si heureusement orné. Imaginez des personnages plus étudiés, de tempéraments différents, et dont les passions, en se heurtant, constitueront le drame. Rendez l’action plus virile, nouez-la et dénouez-la par le jeu seul des sentiments, au milieu d’une simple et forte histoire. Faites que les personnages et l’action vivent puissamment de la vie réelle. Gardez les décors exacts de l’Ami Fritz, et coupez chaque acte, comme ont fait MM. Erckmann-Chatrian, dans l’existence quotidienne, un déjeuner, une matinée à la campagne, un fait unique qui explique la coupure si arbitraire des actes. Et vous aurez ainsi la pièce que je voudrais voir sur nos théâtres, le cadre nouveau où l’on pourrait reprendre l’étude de toutes les passions. Un genre serait créé, le drame marcherait de pair avec le roman, on pourrait utiliser au théâtre les documents humains, l’enquête si prodigieusement commencée par notre grand Balzac.

Sans doute, il faudrait faire accepter toute cette vérité, et cela n’est point commode, car j’avoue volontiers que le théâtre a une optique particulière. MM. Erckmann-Chatrian ne s’en sont tirés que par des costumes alsaciens et des personnages en pâte tendre. Le problème deviendrait plus difficile encore, le jour où l’on se passerait des agréments de la poésie sentimentale, et où l’on voudrait mettre à la scène quelques gredins, pour ne pas s’ennuyer dans la compagnie de gens tous honnêtes. Ici, je dois m’arrêter, car je ne professe pas. Dieu m’en garde ! Je dis seulement où le théâtre doit tendre, selon moi. L’habileté ne nuirait pas, mais il faudrait de la force avant tout. Un jour, une œuvre naturaliste, bien équilibrée, faite pour le succès, viendra me donner raison, j’en ai la certitude.



FIN DE NOS AUTEURS DRAMATIQUES