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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

les machines acclamées aujourd’hui, les grands succès des faiseurs dormiront depuis longtemps sous la poussière, rongés de rouille. Les dramaturges habiles ont tort de sourire, lorsqu’ils parlent d’Alphonse Daudet auteur dramatique ; car il les enterrera tous avec l'Arlésienne, même si l'Arlésienne n’a jamais le succès scénique qu’elle mérite.

Telle est la consolation des véritables écrivains. Ils ont les siècles à venir pour avoir raison. On a beau les dédaigner, ils restent debout et ils finissent par s’imposer. Ils vivent.



ERCKMANN-CHATRIAN


I


Voilà donc enfin un succès, un grand succès qui me donne raison ! Longtemps, j’ai dû me battre dans la théorie pure. Je citais bien Molière et Musset à l’occasion, mais ceux-là vivent dans la paix de leur immortalité, et l’on se contente de les saluer respectueusement. Il me fallait une œuvre contemporaine, écrite en dehors des immunités du génie. Or, cette œuvre est justement l'Ami Fritz, la pièce en trois actes de MM. Erckmann-Chatrian, que la Comédie-Française vient de jouer au milieu d’un si vif enthousiasme.

C’est l’histoire toute simple du mariage d’un digne et aimable garçon, Fritz Kobus. Ce gaillard, bien portant, riche, ayant la belle humeur et le bel appétit de notre regrettée Alsace, mène joyeusement l’existence, en compagnie de l’arpenteur-juré Frédéric, du percepteur Hanezo et du bohémien Joseph, tous célibataires endurcis, déblatérant contre le mariage, en fumant des pipes au dessert. Cependant, le vieux rabbin David Sichel. un entêté faiseur de mariages, s’est promis do marier Fritz. Et le piège qu’il lui tend est uniquement de l’envoyer pour trois semaines à la ferme des Mésanges, où Fritz se prend de tendresse pour la fille de son propre fermier, la petite Suzel, une ménagère accomplie qui a des bras blancs et des yeux bleus. Il a beau fuir, il épouse Suzel, et le vieux David triomphe, car le célibat des épicuriens égoïstes est vaincu une fois de plus.

Tout le sujet tient là. Mais quelle adorable idylle, non pas une idylle de poète mièvre, mais une idylle franche et saine, comme Rabelais aurait pu la rêver ! Le mérite immense de la pièce, à mes yeux, est dans la structure des scènes, dans les mobiles des personnages, dans la langue qu’ils parlent. Cette comédie, si tendre et si bonne enfant, apporte une évolution. On se trouve enfin devant un coin du monde réel, loin de ce monde conventionnel du théâtre, dont les pantins tombent en morceaux. Je vais tâcher d’indiquer rapidement les points originaux qui m’ont frappé.

Au premier acte, l’exposition est d’un naturel charmant. La servante, Catherine, et une voisine, Lisbeth, venue pour lui donner un coup de main, mettent la table en causant de M. Kobus et de ses idées sur le mariage. Fritz, dont la fête tombe ce jour-là, a invité ses amis. Lui-même remonte de la cave. Les amis arrivent, le repas commence, un de ces repas plantureux de la province. Et c’est alors que la petite Suzel fait son entrée, avec un gros bouquet de violettes qu’elle a cueilli dans les haies. Fritz l’invite et veut qu’elle mange ; mais elle reste gênée, parmi tous ces garçons qui prennent du bon temps. Puis, quand elle est partie et que les pipes sont allumées, le vieux David prêche le mariage, au milieu de la débandade du dessert et des rires bruyants des convives. Fritz finit par parier une de ses vignes qu’il ne se mariera pas.

Rien de plus vivant ni de mieux encadré que ce premier acte. C’est un tableau de la vie réelle, depuis l’instant où la servante met la nappe, jusqu’au moment où les invités partent pour la brasserie. Le mot de Fritz, en sortant : « Catherine, tu peux desservir », montre que le dîner est comme le pivot autour duquel tourne l’acte entier. Et les scènes se déroulent d’une façon si aisée, elles sont si vécues, que les personnages ne viennent pas un instant les jouer devant le trou du souffleur ; tout le dialogue se passe en action, les acteurs parlent et agissent en même temps. C’est là, pour moi, un fait caractéristique. Puis, quelle bonne gaieté, quelle ripaille de gens heureux, et comme, parmi ces plats qui fument si joyeusement, le bouquet de Suzel met un tendre parfum !

Le second acte est d’un cadre plus heureux encore. Fritz est à la ferme des Mésanges, dorloté par Suzel. Des faucheurs qui vont au travail l’éveillent en chantant. Ensuite, il règle le déjeuner avec Suzel : des œufs, des radis et du beurre frais. Comment, cet amoureux descend à ces détails vulgaires ? Mon Dieu, oui, cet amoureux mange, et même Suzel fait sa conquête en lui apprêtant des petits plats. La jeune fille monte dans un cerisier et cueille le dessert, tandis que Fritz, dessous l’arbre, goûte les cerises. Puis, toute la bande des amis paraît. Le vieux David est enchanté, car il voit bien que Fritz est amoureux. Et, comme Suzel s’approche d’un puits pour emplir une cruche d’eau, il se fait donner à boire, il se sert de la légende biblique de Rébecca, de façon à questionner la jeune fille et à lui faire, de son côté, confesser son amour. Seulement, Fritz s’aperçoit qu’il aime Suzel, lorsque David annonce qu’il va les marier, et il se laisse lâchement enlever par ses amis.

Remarquez qu’ici encore l’acte est un tableau pris dans la vie réelle. C’est toute une matinée à la campagne, les préparatifs du déjeuner, l’amour tel qu’il se développe véritablement, au milieu des petits faits de l’existence. Fritz est gourmand, rien de plus naturel que Suzel le prenne