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ALPHONSE DAUDET

J’aime moins le Frère aîné, dont le héros me paraît d’une humanité discutable. Ce garçon qui a fui son jeune frère, après l’avoir marié à une femme qu’il aimait lui-même, et qui se fâche en le retrouvant remarié à une autre femme, est d’une analyse de sentiments bien subtile. Les absents sont également une fantaisie charmante, traitée avec beaucoup d’esprit, un peu vide pourtant. Mais l’Œillet blanc a des qualités dramatiques plus sérieuses. Il y a là un mouvement de passion qui émeut, une figure de jeune fille qui demeure dans la mémoire. Une bouffée de hardie jeunesse passe, avec ce marquis enfant, rentré en France et risquant sa vie pour cueillir la fleur qu’une coquette a désirée ; et, lorsque Virginie Vidal, la fille du conventionnel installé au château, lui a donné l’œillet souhaité, la minute d’amour qui les rapproche a un retentissement dans toutes les âmes. Ce n’est plus ici du théâtre au sens grossier du mot, c’est de l’humanité analysée avec une délicatesse de poète.

Je préfère l’Arlésienne au Sacrifice. Il y a pourtant de bien charmantes qualités dans cette dernière pièce. Les trois actes roulent sur le dévouement absolu d’un fils, qui se sacrifie pour son père et pour sa famille. Alphonse Daudet a choisi avec bonheur le milieu où il a placé l’action. Henri est un peintre d’avenir qui commence à percer, lorsque son père, le père Jourdeuil, comme on le nomme, un peintre également, compromet la situation de sa femme et de sa fille par le laisser-aller de son existence d’artiste. Et, dès lors, tout le drame va être dans l’opposition du père et du fils : le père croyant à une gloire qu’il n’a plus, professant le débraillé de 1830, insoucieux et superbe, rêvant tout éveillé, allant jusqu’à nier le talent d’Henri, qu’il traite de bourgeois ; le fils plein de respect et de raison, s’inclinant devant son père auquel il veut éviter la moindre blessure d’amour-propre, lui achetant lui-même, à l’aide d’un prête-nom, ses tableaux démodés, pour faire vivre la famille, donnant tout, son amour, ses amitiés, son talent. C’était là un sujet qui devait tenter un analyste délicat. Je n’en connais pas qui mette en action des sentiments plus tendres ni plus poignants, dans une gamme de tons simples. Toute cette lutte du fils s’immolant pour les siens, fournit des scènes d’une émotion pénétrante ; et le dénouement indiqué, le père apprenant brusquement que ce fils qu’il traite de renégat, parce qu’il est entré dans une fabrique de papiers peints, est un cœur sublime, un martyr de l’amour filial, produit un grand effet sans coup de théâtre, par la logique même de la situation.

J’ai fait une remarque curieuse. Le fameux Delobelle, de Fromont jeune et Risler aîné, se trouve déjà en germe dans le père Jourdeuil. C’est la même vanité sereine et inconsciente, la même tranquillité à se laisser nourrir par les siens, sans s’inquiéter d’où vient le pain, et avec une carrure de dieu domestique fait pour être adoré. Jourdeuil lui aussi, ce vieux peintre sans talent, plane sur les hauts sommets de l’art. Et il est tout aussi complet que Delobelle, plus complet même comme création dramatique. Alphonse Daudet possède merveilleusement ces existences déclassées, qu’il analyse avec son ironie fine, mouillée de larmes.

Maintenant, ce qui donne au Sacrifice sa teinte grise, c’est que le drame ne se développe pas dans la passion. Il y a bien un amour au second plan, celui de la sœur d’Henri, avec un personnage épisodique ; mais le sujet principal reste l’amour filial, le dévouement du jeune peintre à sa famille ; et, il faut le confesser, cet amour filial nous laisse toujours un peu froid au théâtre, quel que soit le grand talent de l’auteur. Henri se sacrifierait à une femme, que cela nous remuerait bien autrement. Il n’y a que les grands coups de passion qui nous soulèvent. Je ne puis m’expliquer autrement l’insuccès relatif du Sacrifice, qui est une œuvre d’observateur et de poète tout à fait de premier ordre.

Mais, parmi les pièces d’Alphonse Daudet, il est un autre insuccès plus stupéfiant encore : je veux parler de l'Arlésienne. À plusieurs reprises déjà, j’ai dit de quelle sévère injustice la presse et le public avaient fait preuve pour ce poème d’amour si remarquable. Ici, cependant, ce n’est pas la passion qui manque. Le héros, Frédéric, se meurt d’amour pour une fille ; et, à côté de ce désir ardent, il y a, près de lui, une idylle adorable, la tendresse souriante et résignée de Vivette. Puis, c’est encore l’amour maternel de Rose Mamaï, ce cri de lionne qui voit mourir son petit. Et tout cela dans un cadre d’une originalité exquise, dans le soleil, dans des mœurs puissantes et douces. Jamais œuvre n’avait pu réunir plus de force à plus de grâce. Pourquoi donc alors la froideur du public ? Il faut bien admettre que le public n’a pas compris.

L'Arlésienne sortait trop de la formule courante, au moment où elle a été jouée. Plus tard, nous avons vu réussir l’Ami Fritz, qui, comme coupe et comme milieu, a de grandes parentés avec l’œuvre de Daudet. C’est ce qui me fait croire qu’une reprise de l’Arlésienne aurait du succès. Il en est pour certaines pièces comme pour certains livres : quand elles marchent trop en avant, il leur faut laisser au public le temps de mûrir. L’heure vient aujourd’hui de ces analyses humaines mises au théâtre dans des cadres simples. L’Arlésienne, jusqu’à présent, reste le chef-d’œuvre de Daudet au théâtre, et sûrement l'Arlésienne aura son jour de triomphe.

Ainsi donc, voilà le Théâtre d’Alphonse Daudet. Maintenant que ces pièces sont réunies dans un volume, on les juge mieux et l’on voit leur ensemble. Ce qui s’en dégage, c’est avant tout une bonne odeur littéraire. Cela sent la belle langue. Ouvrez les recueils des auteurs dramatiques à succès, et vous serez empoisonnés par l’aigreur des phrases moisies. Chez Alphonse Daudet, il suffit de lire deux pages, au hasard, pour comprendre, qu’on est avec un convaincu, un poète sincère dont l’émotion est vraie. L’auteur n’est pas un fabricant de pantins à la grosse, enfoncé dans le seul mécanisme plus ou moins ingénieux de ses poupées. Il pleure et il rit avec les personnages, il leur donne de son souffle, il fait avec eux de l’humanité. C’est l’unique affaire : être humain, créer de la vie.

Aussi, peu importe que les pièces d’Alphonse Daudet aient eu, à leur apparition, un succès de public plus ou moins long et bruyant ; elles vivent quand même par le style et par l’analyse, elles seront jeunes dans cent ans, lorsque toutes