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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

M. de Goncourt la reprend à son usage particulier et déclare : « Le théâtre, ne pouvant être naturaliste, ne sera pas. » Ce n’est là qu’une conclusion désespérée, à la campagne de trois années que j’ai faite au Bien public et au Voltaire. Remarquez que M. de Goncourt oublie même, en concluant, la féerie et la farce, pour lesquelles il s’est montré plus tendre ; il ne dit point que la farce et la féerie peuvent encore sauver notre théâtre ; non, le théâtre pour lui est irrémissiblement perdu. C’est fini, du moment où notre siècle de naturalisme ne peut avoir son expression sur les planches. Le théâtre est mort.

Je m’imagine l’effarement de certains critiques, à la lecture de la préface de M. de Goncourt. J’avoue même que j’en suis doucement réjoui. Il s’agit des critiques qui m’ont accusé de vilipender nos gloires et qui soutiennent que jamais le théâtre n’a jeté chez nous un éclat pareil à celui de l’heure présente. Les voyez-vous devant cette prédiction de M. de Goncourt, qui donne cinquante ans d’existence au théâtre, et qui passe sous silence MM. Augier, Dumas et Sardou ? C’est que M. de Goncourt est autrement radical que moi. Il est plein de mépris. Le théâtre, à ses yeux, devient un genre secondaire purement conventionnel, et comme la convention est morte, le théâtre se meurt. Je ne suis pas allé jusque-là, mais je suis bien aise qu’un de mes aînés, un écrivain que j’aime et que j’admire, ait donné à mes études sur la littérature dramatique cette conclusion formidable.

Ainsi donc, je suis d’accord avec M. de Goncourt sur la débâcle du théâtre classique et du théâtre romantique. Nous nous entendons pour déclarer que la convention est désormais impossible sur les planches. Seulement, tandis que M. de Goncourt conclut à la mort prochaine du malade, je prétends qu’il traverse simplement une crise, qu’il subit une évolution, d’où il sortira plus large et plus vrai, n’ayant gardé des conventions que les strictes conditions matérielles nécessaires à son existence. Voilà où nous nous séparons.

Je ne puis ici reprendre un à un les points en discussion et apporter des arguments que j’ai déjà donnés cent fois. Depuis trois ans que je traite la question, je n’ai pas craint de me répéter souvent. Mais il suffit aujourd’hui de faire remarquer que le théâtre a une trop grande puissance, dans notre société, pour disparaître aisément. D’ailleurs, l’évolution naturaliste y est très visible. Voici longtemps déjà que la réalité gagne et envahit notre scène française. Elle y fait des progrès merveilleux chaque jour, et j’ai cité MM. Augier, Dumas et Sardou comme dos ouvriers, volontaires ou non, de l’évolution actuelle. Il est certain que leur tâche sera continuée. Le jour où un véritable maître se produira, on verra la formule s’imposer, et d’une façon si aisée, qu’on ne comprendra plus les efforts des générations pour mettre sur les planches les faits vrais et les personnages exacts.

Je considère la désespérance de M. de Goncourt devant l’avenir de notre théâtre, comme indigne de sa foi et de son courage littéraires. Il montre des craintes d’homme qui doute de son temps et de la force du vrai. Comment, lui, qui doit tout à la puissance de l’observation et de l’analyse, qui a grandi par la logique et par la vérité, peut-il se heurter à cette borne ridicule de la convention ? Quelles sont donc les conventions qu’on n’a pas renversées ? Il faut laisser cet épouvantail puéril aux critiques de profession qui pataugent là devant, avec des cris de volailles effarouchées. Mais quand on a l’honneur d’être un grand romancier et de s’appeler Edmond de Goncourt, on s’asseoit sur la convention et on la nie. Elle n’est pas, parce que nous ne voulons pas qu’elle soit. Voilà la déclaration que nous devons tous faire, au nom de notre amour pour notre siècle de science. C’est notre siècle qui par nous, ses ouvriers, accomplit l’évolution complète du naturalisme. Quiconque recule devant un seul des prétendus obstacles insurmontables, déserte sa propre besogne et en portera la peine, même dans sa victoire.



ALPHONSE DAUDET


Le Théâtre d’Alphonse Daudet se compose de six pièces : la Dernière Idole, les Absents, l'Œillet blanc, le Frère aîné, le Sacrifice et l’Arlésienne. Les quatre premières, faites en collaboration avec M. E. L’Épine, n’ont qu’un acte ; les deux dernières, de Daudet seul, ont chacune trois actes, et sont de beaucoup les plus personnelles. Il faut cependant excepter la Dernière Idole, qui est un chef-d’œuvre.

Je viens de relire cet acte. C’est tout un drame poignant en vingt-cinq pages. On connaît le sujet : un vieillard a épousé une jeune femme, et brusquement, après un long bonheur, lorsqu’il bénit la vie, il apprend que cette femme l’a trompé avec un ami ; il pardonne, le bonheur continue, dans une paix mélancolique. Le sujet est banal, et pourtant cet acte si court vous prend tout entier, ouvre une large trouée sur le néant de nos joies. Il est gonflé de larmes contenues, il vaut par la quantité d’humanité bonne et souffrante qu’il contient. Le dénouement surtout est superbe, dans sa vulgarité ; le facteur qui a apporté au vieil époux la terrible nouvelle, revient se faire payer, et les douze francs qu’on lui donne, le verre de rhum qu’il boit, sont comme la bêtise même de l'existence, le train courant qui reprend et qui noie les plus profondes douleurs. Un pareil chef-d’œuvre devrait être depuis longtemps au répertoire de la Comédie-Française.