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EDMOND ET JULES DE GONCOURT

succès avec des œuvres originales. Certes, la Patrie en danger sera jouée un jour ; cela ne fait pas un doute. Alors, je dirai comme pour Henriette Maréchal : pourquoi attendre ?

Je ne reviendrai pas sur ces deux drames. M. Edmond de Goncourt a écrit pour son Théâtre une longue préface, qui est aujourd’hui, à mes yeux, le gros intérêt du volume. On me permettra donc de m’y arrêter spécialement.

D’abord ce qui m’a frappé, c’est que MM. de Goncourt ont toujours été très préoccupés par le théâtre. On ne les connaît que comme historiens et romanciers ; beaucoup de personnes s’imaginent qu'Henriette Maréchal a été une aventure dans leur vie, qu’ils ont fait un beau matin du théâtre par fantaisie et qu’ils n’y ont plus songé le soir. Eh bien ! pas du tout. La préface dont je m’occupe prouve au contraire que le théâtre a dû être un de leurs soucis constants, qu’ils s’y sont acharnés, qu’ils rêvaient tout un vaste ensemble de pièces.

Avant Henriette et la Patrie en danger, M. Edmond de Goncourt ne mentionne pas moins de sept tentatives. Voici la liste curieuse de ces œuvres inconnues. D’abord, ils débutent dans la littérature par un vaudeville : Sans titre, refusé au Palais-Royal, et d’où il semble qu’un auteur plus habile ait tiré plus tard le Bourreau des crânes. Ensuite, vient un autre vaudeville en trois actes : Ahou-Hassan, également refusé au Palais-Royal. Puis, ce sont à la file : une revue de fin d’année en un acte, la Nuit de la Saint-Sylvestre, refusée à la Comédie-Française ; un acte dont M. de Goncourt lui-même ne se rappelle que vaguement le sujet, refusé au Gymnase ; une farce, Mam'selle Zirzabelle ; un acte. Incroyables et Merveilleuses, refusé à la Comédie-Française ; enfin les Hommes de lettres, quatre actes, refusés au Vaudeville.

On voit qu’il y avait là beaucoup de travail, et qu'Henriette Maréchal ne s’est pas produite brusquement, en un jour de caprice. Sans la mort de Jules de Goncourt, nul doute que les deux frères eussent continué à lutter sur la scène, comme ils ont lutté dans le roman. C’était là un point peu connu de leur campagne littéraire, et il serait intéressant d’étudier leurs efforts au théâtre, si l’on avait des documents suffisants sous les yeux.

Mais j’arrive aux idées que M. Edmond de Goncourt professe sur le théâtre. Il prétend qu’elles sont diamétralement opposées aux miennes. Cela n’est point exact. Elles sont identiques aux miennes ; seulement, M. de Goncourt, après avoir raisonné comme moi, conclut à la mort prochaine du théâtre, lorsque je tâche de conclure â sa prochaine résurrection.

Pour me faire comprendre, il me faut citer des passages de la préface de M. de Goncourt. Voici une première déclaration : « Dans le roman, je le confesse, je suis un réaliste convaincu ; mais, au théâtre, pas le moins du monde ». Et vient ensuite cette profession de foi formelle : « Nous entrevoyions si peu le théâtre de la réalité, que dans la série de pièces que nous voulions faire, nous cherchions notre théâtre â nous, exclusivement dans des bouffonneries satiriques et dans les féeries. Nous rêvions une suite de larges et violentes comédies, semblables à des fresques de maîtres, écrites sur le mode aristophanesque, et fouettant toute une société avec de l’esprit descendant de Beaumarchais… Parmi ces comédies, nous avions commencé à en chercher une dans la maladie endémique de la France de ce temps, une comédie-satire qui devait s’appeler la Blague, et dont nous avions déjà écrit quelques scènes. »

J’ai déjà dit ces choses moi-même. J’ai souvent répété que je ne voyais la fantaisie au théâtre que dans la féerie et la farce. Oui, certes, je prendrais un grand plaisir à une féerie écrite par un poète, à une bouffonnerie puissante due à la verve d’un satirique d’imagination et de style. C’est là que l’invention, que l’envolement d’un écrivain peuvent s’élargir à l’aise, parce que le cadre est indéfini, parce que l’œuvre s’agite en plein dans le merveilleux ou dans le symbole. Mais, borner le théâtre à la féerie et à la farce, c’est du coup tuer le drame et la comédie d’observation. M. de Goncourt rapetissait son horizon, voilà tout. Il consentait à être un des romanciers du siècle, tandis qu’il rêvait un retour en arrière, ou tout au moins un piétinement sur place, comme auteur dramatique.

D’ailleurs, continuons. M. de Goncourt reprend les arguments qu’on m’a opposés cent fois : l’impossibilité de porter au théâtre les personnages de nos romans, les nécessités de la convention, les difficultés d’observation et d’analyse exactes qu’on y rencontre. Pour lui, le théâtre demande des personnages faux. Le romantisme a pu avoir un théâtre, le naturalisme n’en aura jamais. Voici le passage : « Le romantisme doit son théâtre à son côté faible, à son humanité tant soit peu sublunaire fabriquée de faux et de sublime, à cette humanité de convention qui s’accorde merveilleusement avec la convention du théâtre. Mais les qualités d’une humanité véritablement vraie, le théâtre les repousse par sa nature, par son factice, par son mensonge. »

Voilà qui est clair : en dehors du mensonge et de la convention, pas de salut. Le théâtre classique, le théâtre romantique se sont produits parce qu’ils mentaient sur la nature et sur l’homme. Aujourd’hui, le théâtre naturaliste ne pourra se produire, parce qu’il dit la vérité. Donc, d’après M. de Goncourt. le théâtre est stationnaire, il ne peut marcher en avant avec l’évolution du siècle. Que lui reste-t-il donc à faire ? Il lui reste à disparaître. M. de Goncourt, qui est un homme de logique, dit carrément qu’il disparaîtra.

Écoutez ceci : « Et voilà comme quoi je ne crois pas au rajeunissement, à la revivification du théâtre. » Puis il ajoute, après avoir énuméré toutes les raisons qui annoncent la disparition du théâtre : « L’art théâtral, le grand art français du passé, l’art de Corneille, de Racine, de Molière et de Beaumarchais, est destiné, dans une cinquantaine d’années tout au plus, à devenir une grossière distraction, n’ayant plus rien de commun avec l’écriture, le style, le bel esprit, quelque chose digne de prendre place entre des exercices de chiens savants et une exhibition de marionnettes à tirades. Dans cinquante ans, le livre aura tué le théâtre. »

C’est parfait. Je n’ai jamais dit autre chose. On s’est beaucoup moqué de ma phrase, : « Le théâtre sera naturaliste ou il ne sera pas. »