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THÉODORE DE BANVILLE

le destin. Ils sont des hommes, comme je suis un homme… Comment connaîtrai-je ces bourgeois, nés dans une boîte ? Ils ont, me direz-vous, les mêmes tracas que moi, de l’argent à gagner et à placer, des termes à payer, des remèdes à acheter chez le pharmacien. Mais justement, c’est pour oublier tous ces ennuis que je suis venu dans un théâtre. »

Je cite ces lignes, non pour discuter, mais pour constater nettement les opinions de M. de Banville. Et, cependant, quelle démangeaison j’aurais de répondre à cette singulière affirmation que les héros des drames de Shakespeare et d’Hugo sont des hommes. Pour moi, s’ils me gênent tant parfois, c’est que justement je me retrouve en eux si étrangement déformé, que je refuse de me reconnaître. Je les perds, dans leurs sauts désordonnés, et ils m’ennuient. Ils appartiennent à une humanité secouée d’une continuelle fièvre chaude, une humanité monstrueuse, exaspérée, dans laquelle le plus souvent l’art étrangle la vie. C’est une erreur de croire qu’ils sont plus grands parce qu’ils ne touchent pas la terre. César Biroteau, ce gigantesque lutteur que Balzac a mis aux prises avec la faillite, est plus colossal que tous les matamores d’Hugo, parce qu’il est plus vrai.

Quant à cet argument, que les spectateurs viennent au théâtre pour oublier les ennuis quotidiens de la vie, il a vieilli, et l’on ne saurait l’employer désormais sans faire sourire. Le spectateur est d’autant plus ému que la pièce à laquelle il assiste le touche plus directement. Et c’est bien d’ailleurs l’opinion de M. de Banville, qui ajoute, en parlant des personnages d’une comédie moderne : « Que ces gens-là me soient étrangers, cela ne serait encore rien ; ce qu’il y a de pis, c’est que je leur suis, moi, profondément étranger. Ils ne savent rien de moi ; ils ne m'aiment pas ; ils ne me plaignent pas quand je suis désolé ; ils ne me consolent pas quand je pleure ; ils ne souriraient guère de ce qui me fait rire aux éclats. » Et il regrette le chœur antique qui, à chaque instant, intervenait dans la tragédie pour dire au public : « Nous avons, toi et moi, la même patrie, les mêmes dieux, la même destinée ; c’est ta pensée qui acère ma raillerie, c’est ton ironie qui fait éclater mon rire en notes d’or. »

M. de Banville demande donc le lien le plus étroit entre les personnages et les spectateurs. Quel lieu pourrait être plus étroit que la vie commune, les mêmes pensées et les mêmes occupations ? Si nous n’avons plus besoin du chœur antique, c’est que justement tous nos personnages aujourd’hui jouent sur la scène le rôle qu’il était chargé de remplir. Lorsque la tragédie se passait dans la légende, entre les dieux, au-dessus des hommes, il fallait un intermédiaire entre le poème et les spectateurs : de là l’introduction des chœurs. À notre époque le chœur doublerait les personnages. On peut dire que les dieux s’en sont allés et que nous n’avons gardé que le chœur dans nos œuvres dramatiques. Ces bourgeois que M. de Banville abomine sur les planches, ce sont justement les chœurs chargés de dire au public de nos jours : « Nous avons, toi et moi, la même patrie, les mêmes dieux, la même destinée ; c’est ta pensée qui acère ma raillerie, c’est ton ironie qui fait éclater mon rire en notes d’or. »

Mais voilà que je discute avec M. de Banville, et, je le répète, je ne veux saluer en lui que la fantaisie au théâtre. Souvent, mes amis m’ont reproché de n’être pas logique, lorsque j’ai loué sans réserve les œuvres dramatiques de ce poète exquis. L’occasion se présente, et je m’expliquerai franchement, d’autant plus que la question est assez grosse.

M. de Banville nie absolument toute réalité. Il est encore plus intolérant que moi, dans le sens opposé. Moi, j’admets quelques échappées en dehors du réel. Lui, exige une envolée continue au-dessus des choses et des êtres de ce bas monde. La nature n’existe pas : voilà son axiome ; le rêve de la nature seul existe. Et, depuis plus de trente ans qu’il écrit, il n’a pas varié ; chacune de ses œuvres a été conçue et réalisée dans le sens de ses théories, ou plutôt de son tempérament. Il est un romantique impénitent. Il est la fantaisie.

Avec un écrivain de cette nature, l’entente est facile. Je l’admets et je l’aime. Il ne me dérange pas plus que les étoiles ne me gênent. Nous sommes trop loin l’un de l’autre. Il n’y a pas de rencontre possible, lorsqu’on est à des points si opposés. Quand nous sommes intolérants tous les deux, nous pouvons nous tendre la main et nous comprendre.

Ce qui m’exaspère, ce sont les combinaisons du vrai et du faux. Par exemple, un auteur écrit, sur notre monde contemporain, une comédie où il a la prétention de peindre les mœurs ; et le voilà qui, pour flatter le public ou simplement parce qu’il ne voit pas juste, entasse les erreurs, les niaiseries, les lieux communs. Il est pendable, tel est mon sentiment. On devrait faire tout de suite justice des poisons qu’il débite. Quand on annonce une peinture exacte, il faut la donner entière au public, et si on y introduit des mensonges, on est un gredin. Il y a tromperie manifeste sur les produits livrés. Avec un homme comme M. de Banville, au contraire, le marché conclu est de la plus stricte honnêteté. Son œuvre est intacte de tout mélange. C’est de la fantaisie pure, de l’épopée garantie sans un grain de prose. Venez ou ne venez pas, le poète porte haut son enseigne, un étendard de pourpre où il écrirait volontiers en lettres flamboyantes : « Mort à la vie réelle ! »

Cette attitude me plaît. J’aime les belles passions intenses. On sait qu’on a un adversaire devant soi, et même, je l’ai dit, ce n’est pas un adversaire, c’est un homme d’une autre planète, autrement conformé que nous, avec lequel on s’entend dans l’absolu. Quelqu’un a donné ce conseil : « Ne discutez jamais qu’avec les gens qui pensent comme vous. » Le mot est profond.

Certes, j’accepte la fantaisie au théâtre ; je l’accepte, quand elle est représentée par M. de . Banville. Je voudrais qu’il écrivît des féeries. Les pièces que je connais du poète : Diane au bois, Gringoire, Deïdamia, sont pour moi des rêves charmants que j’ai faits éveillé. Rien ne me rappelle la terre ; je puis m’oublier dans une stalle, croire qu’un doux mensonge m’enveloppe. Aucune fausse note, un bercement dans la nue, et si haut, que les hommes ont disparu. Je ne saurais dire que cela me passionne ; mais cela m’est agréable. Pourquoi condamnerais-je cet art si souple et si fin ? Il ne me blesse pas, loin de