Page:Zola - Théâtre, 1906.djvu/232

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
224
NOS AUTEURS DRAMATIQUES

compte du grandissement de l’épopée. Les héros y sont de simples chefs de bande. Là-dedans, on viole les femmes, on trompe les gens, on s’injurie pendant des mois, on s’égorge, on traîne les cadavres des ennemis morts. Lisez les romans de Fenimore Cooper sur les Peaux-Rouges, et vous établirez des ressemblances. Évidemment, on a affaire à des sauvages ; je prends ce mot dans le sens moderne. Tous les raffinements que nous prêtons à l’antiquité sont de purs hors d’œuvre poétiques. Si l’Iliade était résumée en un de nos journaux, on croirait qu’il s’agit de l’épouvantable guerre de quelque tribu de l’Afrique centrale ; et nous n’aurions pas assez de dégoût pour ces nègres, qui ne sauraient pas se massacrer en hommes comme il faut.

Remarquez que je trouve les héros d’Homère superbes de vie, d’autant plus grands qu’ils sont plus près de la nature. Et ceci m’a amené à penser que, si l’on voulait aujourd’hui écrire une œuvre directement inspirée de l’antiquité, il faudrait prendre chez nous des ouvriers ou des paysans pour personnages. Je ne plaisante pas. Nos ouvriers et nos paysans seuls ont la carrure simple et forte des héros d’Homère. Dès qu’on s’adresse aux classes élevées, bourgeoisie et noblesse, on n’a plus que la créature humaine modifiée et déviée par la civilisation. On doit dès lors observer des nuances infinies, tenir compte des conventions sociales, avoir un langage fabriqué, tout falsifier et tout adoucir. Avec les classes d’en bas, au contraire, on touche à la terre, on trouve l’être humain tel qu’il est sorti du sol, on se rapproche du berceau du monde.

Je veux donner un exemple. L’autre jour, en lisant l'Andromaque d’Euripide, — il arrive aux naturalistes de lire Euripide, — j’étais très frappé de la simplicité et de la brutalité des passions. Andromaque gêne Hermione, et celle-ci, qui veut se débarrasser de sa rivale, attend une absence de Pyrrhus, puis appelle à son aide son père Ménélas. Quand Ménélas a réussi à attirer Andromaque hors du temple de Thétis, en menaçant de tuer son fils Molossus, voici le dialogue qui s’engage entre eux :

ANDROMAQUE. — Ô ciel ! tu m’as abusée par tes artifices, tu t’es joué de moi.

MÉNÉLAS. — Proclame-le devant tous, car je ne le nie pas.

ANDROMAQUE. — Est-ce là ce que vous appelez sagesse sur les bords de l’Eurotas ?

MÉNÉLAS. — À Troie aussi, l’on rend le mal pour le mal.

ANDROMAQUE. — Crois-tu donc que les dieux ne sont pas les dieux, et n’ont aucun souci de la justice ?

MÉNÉLAS. — Quand ils parleront, je me soumettrai ; mais toi, je te tuerai.

ANDROMAQUE. — Et avec moi ce pauvre petit arraché de dessous l’aile de sa mère ?

MÉNÉLAS. — Non pas ; mais je le livrerai à ma fille qui le tuera, si tel est son plaisir.

ANDROMAQUE. — Hélas ! cher enfant, comment ne pas déplorer ton sort ?

MÉNÉLAS. — Il ne lui reste pas, en effet, de chance assurée de salut.

Voilà qui est carré, au moins. Parlez-moi de ces gens-là pour aller vite en besogne et pour dire ce qu’ils pensent ! Ce père complaisant, servant les passions de sa fille, est superbe. Il se glorifie d’avoir trompé Andromaque et il lui déclare sans périphrase qu’il va la tuer. Puis, comme la mère pleure sur son fils, il ajoute que le petit, en effet, sera sans doute de son côté tué par Hermione.

Racine a supprimé la scène, qui était impossible sur le théâtre pompeux du dix-septième siècle. Mais supposons qu’un écrivain, aujourd’hui, veuille remettre le sujet d’Andromaque au théâtre et le place dans le monde moderne. Eh bien ! s’il veut garder la scène, il ne pourra pas la mettre dans les classes supérieures, où les passions n’ont plus cette franchise ; tandis que, s’il la met dans le peuple, il lui sera permis de tout conserver. Dans le peuple seulement, l’homme passe brusquement de la conception à l’action. Tu me gênes, ôte-toi de là ! Ma fille t’en veut, je vais te casser la tête ! Aucun raisonnement intermédiaire n’a lieu, c’est le coup de poing suivant la menace. Et je pourrais multiplier les exemples, les tragiques grecs sont pleins de ces violences, auxquelles nous assistons chaque jour dans nos rues.

Oui, l’ouvrier qui serre les poings et qui provoque un camarade, sur nos boulevards extérieurs, est un véritable héros d’Homère, Achille injuriant Hector. J’oserai dire que le langage a dû être le même. On ne sait point encore quel cadre vaste et puissant peuvent être les mœurs de nos faubourgs ; les drames y ont une force et une largeur incomparables ; toutes les émotions humaines y sont, les douces et les violentes, mais prises à leurs sources, toutes neuves. Il y a là des éléments qu’on ne soupçonne pas et qui réunissent ces deux qualités demandées pour les chefs-d’œuvre, la puissance et la simplicité. C’est une mine dans laquelle les romanciers de demain puiseront à coup sûr. Si l’on veut s’inspirer de l’antiquité, si l’on veut retrouver la largeur des temps héroïques, il faut étudier et peindre le peuple.

Ce n’est point l’antiquité qui se trouve dans Deïdamia, c’est le rêve de l’antiquité, et j’ai dit combien ce rêve était exquis.


II


En ouvrant la nouvelle édition des Odes funambulesques, de M. Théodore de Banville, je suis tombé sur la préface, datée de 1857, que je n’avais pas relue depuis longtemps, et qui m’a vivement intéressé. Elle contient une profession de foi très curieuse sur le théâtre.

M. de Banville, après avoir parlé d’une comédie moderne, jouée dans un vrai salon, meublé de vrais meubles, par des acteurs qui ont de vrais pantalons et de vrais gants, ajoute : « Les gens qui se promènent sur ce tréteau encombré de poufs, de fauteuils capitonnés et de chaises en laque semblent, en effet, s’occuper de leurs affaires ; mais est-ce que je les connais, moi spectateur ? Est-ce que leurs affaires m’intéressent ? Je connais Hamlet, je connais Roméo, je connais Ruy-Blas, parce qu’ils sont exaltés par l’amour, mordus par la jalousie, transfigurés par la passion, poursuivis par la fatalité, broyés par