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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

entamée sur le scepticisme et la volonté humaine, à propos de ce fameux Monjoye. Vraiment, c’était lui faire trop d’honneur. Aujourd’hui, il apparaît simplement comme un personnage mal d’aplomb, d'une convention théâtrale irritante, bon à mettre avec toutes les marionnettes de nos autres comédies. Si l’on cherche à le juger au point de vue moral et philosophique, ce qui n’est point commode, car il est plein d’inconséquences et de trous, on arrive à conclure qu’il est un coquin digne du bagne, un coquin en gants blancs qui se bat après avoir volé, et qui se fait ermite en devenant vieux. Nous voilà loin du colosse qu’on rêve, lorsqu’on s’attend à la haute figure de l’homme du siècle.

Il faut l’analyser, ce Montjoye, pour voir combien il est creux. D’abord, il débute par une flouerie qui devrait le mener en police correctionnelle. Associé avec un certain Sorel, pour l’exploitation d’une mine d’or au Brésil, il apprend par le rapport d’un ingénieur que cette mine contient plus de cuivre que d’or. Aussitôt un plan abominable germe en lui ; il supprime le rapport, il se retire de l’association, laissant Sorel se ruiner et se tuer d’un coup de pistolet ; puis, il rachète la mine à vil prix, l’exploite comme mine de cuivre et gagne une fortune colossale. Dès lors, quoi qu’il fasse plus tard, Montjoye est un gredin et non un homme fort. La force n’est pas le crime. Il est sorti de la loi, il entre dans la banale famille des traîtres de mélodrame. Voilà pour le point de départ.

La suite, l’intrigue qui se noue, est plus vulgaire encore. On s’attend tout de suite à ce que Sorel aura un fils, qui se dressera un jour comme un vengeur. Le cliché sera complet, si de son côté Monjoye a une fille, et si les deux jeunes gens s’aiment, sans se douter de la mare de sang qui les sépare. Croyez que M. Feuillet n’a pas cherché un instant à s’écarter de cette ornière. Le fils de Sorel s’appelle Georges, la fille de Montjoye, Cécile, et tous deux s’adorent, et le drame commence lorsque Georges apprend la coquinerie de Monjoye. Une explication terrible a lieu, un duel en résulte, Monjoye blesse grièvement Georges. Telle est la péripétie.

Il est possible que tout cela soit très scénique. Mais, en vérité, ce duel achève de gâter pour moi la figure de Monjoye. On ne se bat pas autant dans la vie que les auteurs dramatiques semblent le croire ; surtout, on ne se bat que dans un certain monde. Dans le monde du haut commerce, on compte les rares rencontres qui se produisent, et certes, le cas de Montjoye et de Georges étant posé, un duel ne s’explique guère. D’un côté, Georges fait trop d’honneur à un fripon en croisant l’épée avec lui ; d’un autre côté, voilà Montjoye qui, de filou, devient spadassin, en cherchant à supprimer le fils comme il a supprimé le père. Dans quel étrange monde sommes-nous donc ? Nous sommes dans le monde de la fiction, du romanesque, de l’arrangement scénique, ce monde où se passent les romans et les pièces de M. Feuillet. Il lui est impossible de rester dans la note juste et vraie ; un héros qui ne se bat pas n’est pas pour lui un héros ; il gante quand même ses personnages et leur met une épée à la main. Cela les rend chic.

Raisonnons un peu. Où voit-on que le duel joue un rôle quelconque dans notre société ? Quelle place tient-il, que signifie-t-il, où conduit-il ? Il est un accident fâcheux, rien de plus. Jamais il n’entrera dans les calculs d’un homme du siècle. Lorsque Balzac a créé Mercadet, est-ce qu’il l’a fait se battre ? Lisez les chefs-d’œuvre de Balzac, je ne me souviens que d’un duel ; et comme il est à sa place ! C’est le duel au sabre de cette superbe canaille de Bridau. Voyez au contraire le déluge de duels, dans les romans mondains et idéalistes. Les duels vont avec les tours en ruines, les conversations au clair de lune, les jeunes filles sauvées par de beaux jeunes gens. La mode est telle que M. Feuillet, en voulant peindre un homme fort, n’a rien eu de plus pressé que de lui fournir son petit duel. Eh bien ! mon avis tout net est qu’un homme fort ne se serait pas battu, parce qu’il est sot de se battre. Nos hommes forts ne se promènent plus une épée à la main, comme sous Louis XIII. Nous avons bien d’autres batailles.

Mais ce n’est pas tout. Pour compléter la figure de Montjoye, M. Octave Feuillet lui a fait enlever une noble demoiselle, Henriette de Sissac, avec laquelle il vit maritalement. Voilà sans doute, selon l’auteur, la marque de l’homme fort. Il refuse de régulariser sa situation, par dédain, par amour de l’indépendance. Remarquez qu'il a deux enfants, Cécile et Roland. Ici, je ne comprends plus bien. Ce Montjoye met vraiment de la coquetterie à être odieux. Certes, je l’accepterais tout de suite, si M. Octave Feuillet avait voulu le donner pour un misérable. Mais c’est que je sens très bien que M. Octave Feuillet ne le tient pas pour tel, qu’il le regarde sans doute comme un égaré, comme une nature puissante que l’esprit du siècle a simplement gangrenée, et qu’il est encore possible de ramener au bien, puisque, au dénouement, il accomplit lui-même le miracle de se convertir.

Si Montjoye ne se marie pas et ne légitime pas sa fille, il ne fait pas preuve de force, il fait preuve de bêtise, voilà tout. L’avenir qu’il se prépare ainsi sera plein d’ennuis. Puis, quelle singulière aventure d’enlever une fille noble ! Pourquoi Henriette de Sissac ? Les filles nobles se font donc enlever ? Est-ce pour donner une preuve nouvelle de son scepticisme, que Montjoye s’est adressé à la noblesse, le jour où il a éprouvé le besoin d’une concubine ? Tout cela fait la plus singulière salade qu’on puisse voir. Les personnages sont en l’air. Pas un ne va largement et tranquillement son bonhomme de chemin.

Il y a donc là une accumulation incroyable de notes fausses sur la tête d’un seul personnage. Ce monsieur qui prétend marcher le code dans une main et une épée dans l’autre, est une pure imagination. Il doit tenir son code à l’envers, puisqu’il s’en moque si parfaitement ; et, quant à son épée, elle est tout simplement ridicule et odieuse. Mais le pis est encore le dénouement. Tout d’un coup, Montjoye s’attendrit. On ne sait pas bien d’où vient la grâce. À la première menace d’isolement, lorsque Henriette et ses enfants se retirent, le voilà ébranlé et fondant en larmes. Ainsi, cet homme qui a bâti sa fortune sur la ruine et sur le sang des Sorel, cet homme qui refuse son nom à Henriette et qui manque de tuer le fiancé de sa fille, cet homme sera transformé