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THÉODORE BARRIÈRE

écrit les Deux Orphelines ; il est là très touchant et d’une mécanique dramatique très puissante. Quant à la science, elle est trop haute.


III


La Gaîté vient de reprendre la Grâce de Dieu. Cette reprise a été malheureuse. On a ri, le premier soir, du vénérable mélodrame qui a fait pleurer tant de beaux yeux. Le public « empoignait » les situations les plus dramatiques, au lieu d’être empoigné par elles. Vraiment, je me montrerai doux, car il me serait trop aisé de triompher, après cette soirée lamentable.

La Grâce de Dieu empoignée ! Mais sait-on que c’est l’abomination de la désolation ! Sait-on que c’est la fin de tout un théâtre ! La Grâce de Dieu a été le chef-d’œuvre de M. d’Ennery. Il faut se rappeler le succès de ce mélodrame. On en a peint les principales situations sur des assiettes ; on en a tiré une série de gravures, qu’on rencontre encore pendues aux murs des paysans. Toute la France a sangloté sur les malheurs de la pauvre Marie. Et voilà maintenant qu’on éclate de rire, lorsqu’elle entend la vielle de Pierrot et qu’elle pousse ce cri du cœur : « C’est la voix de ma mère ! » Que s’est-il donc passé, grand Dieu ?

Il s’est passé tout simplement que l’évolution dramatique a continué et que nous n’en sommes plus à ces niaiseries sentimentales. La convention tombe, on aperçoit la grossière charpente de la pièce, on est choqué par l’enfantillage des procédés et par le style, qui est vraiment abominable. La Grâce de Dieu va rejoindre les modes de 1841, voilà tout. Avez-vous jamais regardé de vieilles gravures de modes ? On sourit, on se demande comment les femmes ont pu porter de pareils chapeaux. Eh bien, l’effet est le même. Les œuvres, qui ne sont pas écrites, meurent tout entières et deviennent grotesques.

Est-ce à dire que M. d’Ennery manque de talent ? Certes, il a compté dans notre théâtre contemporain. On ne produit pas comme il a produit, on ne tient pas le public à sa dévotion pendant un tiers de siècle, sans être une force. Seulement, il a travaillé pour l’époque ; ses pièces n’ont pas d’au-delà ; elles ne vont pas plus loin que la satisfaction immédiate du public. Je sais qu’il a beaucoup souhaité cette reprise de la Grâce de Dieu. Et cela se comprend. Il désirait voir s’il laisserait des œuvres solides. Aussi a-t-il entouré la reprise de tous les éléments de succès possibles. On a engagé madame Schneider pour jouer Chonchon ; on a ajouté un ballet ; on a élargi le cadre et doublé la figuration. Il s’agissait d’une vraie solennité, longtemps rêvée et préparée avec les soins les plus minutieux.

Et l’expérience a mal tourné. Je n’accablerai ni les auteurs ni la pièce. Je suis presque attendri, c’est tout un monde qui s’en va. La ruine croulera de plus en plus. Seulement, la grosse question est de savoir ce que nous allons mettre à la place. Au travail ! au travail !



THÉODORE BARRIÈRE


Le soir où le Vaudeville a repris les Faux Bonshommes, j’ai été très frappé par la pièce, et, depuis la représentation, j’ai été frappé plus encore par ce que la critique en a dit. On me pardonnera de tirer profit de tous les arguments qui me sont fournis. Je marche, les yeux fixés sur un but déterminé, et j’utilise en route les moindres appuis que je rencontre. Aujourd’hui, d’ailleurs, il s’agit de preuves décisives.

Le grand reproche qu’on me fait, c’est de nier le théâtre contemporain. J’ai parlé de nos théâtres vides, de nos planches encanaillées, et l’on s’est fâché, en me répondant que jamais la scène française n’avait traversé une époque plus féconde en œuvres remarquables. Aujourd’hui, à l’occasion de la reprise des Faux Bonshommes, cette réponse semble prendre un accent plus vif et plus triomphant. Comment ! vous osez dire que nous manquons de chefs-d’œuvre ! eh bien, en voilà un ! Il a vingt ans de date, et il n’a pas vieilli, il produit sur le public le même effet qu’autrefois. Là-dessus, toute la critique s’est pâmée, s’affolant d’admiration, prodiguant le lyrisme, perdant même le sens des mots, plaçant enfin les Faux Bonshommes au niveau du répertoire de Molière.

Soit, je le veux bien. Voilà qui est convenu : les Faux Bonshommes sont un chef-d’œuvre ; il faut les mettre, comme ont dit plusieurs de mes confrères, parmi les quatre ou cinq pièces que laissera notre littérature dramatique contemporaine. Cela m’arrange. Voyons maintenant comment est bâti ce chef-d’œuvre.

D’abord, il n’y a pas de pièce, dans les Faux Bonshommes. L’intrigue est tellement banale et légère qu’elle n’existe point. Le bourgeois Péponnet a deux filles à marier ; au dénouement, elles se marient, après les vulgaires péripéties de nos vaudevilles et c’est là toute la pièce. J’ajoute même que cette pièce est pauvrement fabriquée ; les épisodes s’en vont à la débandade, le dénouement est des plus faibles, on sent que Scribe n’a pas passé par là. En un mot les Faux Bonshommes ne sont pas une pièce bien faite, selon les règles du fameux code dramatique. Je constate ce premier point.

Comment ! une pièce qui n’est pas une pièce bien faite, peut être un chef-d’œuvre ? Mais cela me donne raison dans ma campagne contre les règles et la convention. Tout le théâtre de Scribe, si merveilleux d’ébénisterie, se meurt, et les Faux Bonshommes, qui, de l’avis des hommes du métier, sont d’une ébénisterie discutable, s’entêtent à se bien porter. Alors, c’est que le théâtre