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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

L’intérêt d’une œuvre pareille naissait de ces obstacles accumulés et franchis, des milieux terribles, cocasses ou magnifiques, par lesquels devaient passer les héros. On voyageait en pleine imagination, sous les eaux ou dans les airs, à travers les entrailles du globe ou parmi les astres dansant leur ronde ; sans compter les symboles, les allégories, les prodiges. Dans tout cela, le merveilleux régnait en maître, les talismans réglaient les péripéties et dénouaient l’intrigue.

Or, cette recette tout entière a pu être appliquée à la formule nouvelle, celle de la féerie scientifique. Ces deux mots hurlent d’être ainsi rapprochés ; mais ce n’est point ma faute, ce sont les auteurs qui ont voulu cela. En effet, ils ont gardé le groupe de personnages sympathiques qui vont être le jouet du bon génie et du mauvais génie. Ces génies ne sont plus des fées ou des enchanteurs, mais de simples hommes, un traître de mélodrame et un sauveur quelconque. La grande trouvaille consiste donc uniquement dans la nature des obstacles que les héros auront à franchir pour arriver au bonheur. Au lieu d’obstacles fantaisistes, de murs se dressant tout d’un coup, de précipices se creusant, d’hôtelleries enchantées retenant les voyageurs, on choisit des obstacles naturels, une mer à traverser, un combat à soutenir contre des animaux, un bateau qui saute ou un chemin de fer qui déraille. En outre, la géographie est mise à contribution ; au lieu de promener le spectateur dans les mondes de l’imagination pure, on le promène parmi les contrées et les peuples les plus curieux de la terre.

Je prends, par exemple, les Enfants du capitaine Grant, de MM. Verne et d’Ennery. Voici le sujet, en quelques mots. Le capitaine Grant est abandonné avec son enfant sur un rocher, par un gredin qui a soulevé son équipage. Ce gredin a poussé la scélératesse jusqu’à laisser avec le capitaine un matelot farouche, une brute qui le torturera. Voilà le groupe sympathique posé : le capitaine et son enfant aux prises avec un misérable. Dès lors, il y aura autour des abandonnés deux principes qui lutteront, l’un pour les sauver, l’autre pour consommer leur perte ; le premier est représenté par un certain lord, qui possède un navire, et que deux autres enfants du capitaine Grant déterminent à chercher leur père ; le second n’est autre que le gredin qui a soulevé l’équipage du capitaine, et qui redoute un juste châtiment. Naturellement, c’est le bon principe qui l’emporte, comme dans l’ancienne féerie. On retrouve le capitaine ; apothéose, tableau final.

Voilà donc l’usage qu’on fait de la science. Elle ne modifie rien dans le fond, car elle laisse subsister toute la fable de l’intrigue, toutes les extraordinaires péripéties des vulgaires mélodrames. Elle n’arrive que comme décor, ou encore comme prétexte à des trucs nouveaux. Les décorateurs, les machinistes et les costumiers ont à en tenir compte, car ce sont eux qui peignent les horizons réels, qui établissent les machines, qui coupent et qui cousent les costumes des peuples lointains. Quant aux auteurs, ils se moquent parfaitement de la science, car ils ne l’emploient qu’en qualité de truc, et ne s’inquiètent pas une seconde de mettre une histoire vraie dans un cadre vrai.

Ainsi, les Enfants du capitaine Grant sont en vérité stupéfiants à ce point de vue. On ne s’imaginerait jamais comment lord Glenarvan, le bon génie, arrive à savoir que le capitaine a été abandonné sur un rocher. Rien de plus élégant comme ficelle : le capitaine a jeté une bouteille à la mer, un requin a avalé cette bouteille, et le requin vient se faire prendre par lord Glenarvan, qui a la précaution de l’ouvrir, comme on ouvre une boîte aux lettres. Mais le truc de la baleine est peut-être plus plaisant encore. Le bon génie ne sait toujours pas sur quel îlot il doit aller chercher les abandonnés, et il se désespère, lorsque ses hommes pèchent une baleine, par manière de distraction. Ô prodige ! la baleine portait déjà dans son flanc un harpon cassé, et sur le fer de ce harpon se trouve gravée l’adresse actuelle du capitaine Grant.

Vraiment, se moque-t-on de nous ?Je demande qu’on me ramène à l’ancienne féerie, où du moins nous allions de prodige en prodige. Quel est ce mélange bâtard de données scientifiques et de bourdes à dormir debout ? Et l’on prétend que de telles pièces sont instructives ! Jolie instruction, qui gâte les notions les plus élémentaires, en les accommodant aux vieilles conventions théâtrales, lasses de traîner. Certes, je suis très heureux de ce mouvement scientifique qui grandit et qui s’impose même au théâtre. Mais j’attendrai, pour triompher, qu’on respecte la science au lieu de la rendre ridicule. Il n’y a là qu’une spéculation, faite sur la curiosité publique.

J’avoue ne pas avoir lu le livre de M. Verne d’où M. d’Ennery a tiré la pièce. Je ne puis donc dire au juste quelle est la part de chacun d’eux. D’ailleurs, je suis persuadé que M. d’Ennery a montré beaucoup d’habileté dans l’adaptation, qui, avec les idées qu’il a sur les nécessités du théâtre, ne devait pas être chose commode. Il lui fallait ses oppositions ordinaires, le vice d’un côté, la vertu de l’autre, un continuel équilibre dérangé par les péripéties et rétabli par le dénouement. Ainsi, son idée de montrer d’abord le capitaine et son enfant, abandonnés sur un rocher en compagnie du matelot farouche, pose heureusement le sujet ; et il est très habile ensuite de montrer à plusieurs reprises les pauvres victimes, de plus en plus en danger, dans des tableaux qui s’assombrissent, pendant qu’on travaille autour d’elles à leur perte et à leur salut. La conversion de la brute qui rêve d’assassinat, et que la prière d’un enfant fait tomber à genoux, est encore d’une bonne sensiblerie, calculée avec adresse pour toucher les âmes tendres.

Mais, en vérité, M. d’Ennery est le dernier auteur dramatique qui devrait toucher à la science. Il a été le César, le Charlemagne de la convention ; il ne peut que gâter le vrai, dès qu’il le touche. Sans doute, on s’adresse à lui parce qu’on le connaît assez adroit pour tout faire accepter, même la science ; et il est de fait qu’il la déguise au point qu’on ne la reconnaît plus, en l’accommodant à son unique sauce, cette sauce rousse des restaurants, qui lui sert depuis plus de quarante ans pour tous les genres et tous les sujets. Après avoir inventé la croix de ma mère dans la note sensible, il était destiné à inventer le harpon du capitaine dans la note scientifique. Je préfère M. d’Ennery lorsqu’il