Page:Zola - Théâtre, 1906.djvu/223

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
215
ADOLPHE D’ENNERY

mais que le scélérat qu’elle a devant elle n’est certainement pas son père. Dès ce moment, Valentine n’hésite plus à montrer le collier, et Lazare est écrasé. Jean Renaud, qui se trouve là, amené du bagne sur un ordre du duc, que les auteurs ont fait tout exprès gouverneur de Provence, sera réhabilité, et Adrienne épousera un jeune officier, lequel s’est montré chevaleresque, au point d’être très excité pendant tout le drame par cette pensée humanitaire qu’il prendrait quand même pour femme la fille d’un forçat innocent.

Telle est Une Cause célèbre, et je le dis encore, je n’éprouve aucun embarras pour en constater le très légitime succès. Ce qui est démodé surtout, c’est le drame romantique, le drame historique, à panaches et à tirades. MM. d’Ennery et Cormon ont, il est vrai, placé leur pièce sous Louis XV ; mais ce n’est là qu’une question de costumes. La pièce est toute moderne. D’ailleurs, il faut bien confesser que le mélodrame ainsi compris est et restera une puissance. Comment voulez-vous que la foule se défende contre des émotions si fortes : une mère qu’on assassine, une petite fille qui crie dans la coulisse, un père qui va être accusé faussement ? Le public ira toujours fatalement à des spectacles pareils, comme il va voir guillotiner rue de la Roquette, ou encore comme il se précipite dans une rue pour regarder un homme écrasé. Le plaisir est tout physique. La chair est prise, les nerfs sont secoués, les larmes coulent quand même. C’est d’un effet sûr et violent, contre lequel les raisonnements littéraires, les questions de goût n’ont aucune prise.

Le prologue est excellent de tous points. Si l’on en changeait la langue, qui est vraiment abominable, je n’en demanderais pas un autre pour un drame moderne, dans la formule exacte que j’indique. J’ai rarement vu au théâtre quelque chose de plus réussi dans l’horrible que l’assassinat de Madeleine. Le désespoir du père, l’épouvantable témoignage d’Adrienne, demanderaient au second tableau un peu de génie pour rendre tout ce qu’ils devraient donner ; mais, en somme, les auteurs ont suffisamment indiqué la situation.

Où tout se gâte pour moi, c’est quand le drame commence. Quelle étrange combinaison de duc et de forçat ! Comme cela ferait sourire, si une émotion brutale ne vous prenait à la gorge : Certes MM. d’Ennery et Cormon se moqueraient, en m’entendant leur reprocher l’invraisemblance de tous les épisodes. Ils cherchent bien la vérité ! La grande affaire, à leurs yeux, c’est de prendre le public. Et ils accumulent les couleurs criardes des images d’Épinal, ils ne se donnent même pas la peine de cacher leur procédé, certains que les femmes pleureront toujours aux endroits où elles ont pleuré une fois. Le galérien arrive chez le duc, émotion ; la fille en falbalas se jette dans les bras de son père en casaque rouge, émotion ; le traître arrive avec son coffret, émotion ; le dénouement, que tout le monde a deviné, se produit sans aucun imprévu, émotion encore, émotion malgré tout et à cause de tout. Et ce seront les phrases les plus bêtes, d’une bêtise à pleurer, que l’on applaudira le plus violemment. Cela est, à quoi bon se fâcher ? Il faudra toujours un débouché pour la bonne grosse sottise publique.

Maintenant, quel critique osera dire à notre jeunesse littéraire : « Vous voyez, cela réussit, faites de cela ! ». Où est le barbare, l’homme sans goût littéraire, qui rêverait une pareille ornière pour notre théâtre ? Il est entendu que le mélodrame est un genre grossier et inférieur, qui n’a pas de grandes prétentions. Je le laisse à son rang, tout en bas ; seulement, je rêve pour lui un peu de bon sens et un peu de style. Est-ce trop ? Par exemple, pourquoi MM. d’Ennerv et Cormon, après leur très vigoureux prologue, n’ont-ils pas cherché un drame plus acceptable, placé dans un cadre qui ne fît pas sourire ? Quand on aura joué leur pièce deux ou trois cents fois, il n’en restera qu’une brochure dont nos fils s’égayeront. Avec un respect plus grand de la vérité, ils auraient pu laisser une œuvre. Voilà ce que la critique doit dire à la jeunesse. Que les jeunes auteurs apprennent de M. d’Ennery comment on charpente un mélodrame, qu’ils se pendent compte du mécanisme du théâtre, mais, grand Dieu ! qu’ils tâchent d'écrire en français et qu’ils n’aient jamais l’indignité de battre monnaie avec des histoires bêles.


II


L’immense succès du Tour du Monde en 80 jours, et le succès plus modeste, quoique très retentissant encore, du Voyage dans la Lune, ont déterminé un courant que les auteurs dramatiques vont suivre, tant qu’il les portera à de belles recettes. La trouvaille, à première vue, parait ingénieuse. On s’est dit que la féerie classique, avec ses enchanteurs, ses bonnes et ses mauvaises fées, ses trucs simplement amusants ou superbes, commençait à devenir bien vieille ; et l’on a eu l’idée de la remplacer ou plutôt de la rajeunir, en substituant aux données de la fantaisie les données de la science. Justement, un aimable vulgarisateur, M. Verne, obtenait des succès énormes avec des livres qui succédaient aux contes de Perrault, entre les mains des enfants. Les féeries d’il y a trente ans étaient tirées de ces contes ; il devenait logique que les féeries d’aujourd'hui fussent tirées des livres de M. Verne.

C’est comme cela qu’à la place de Cendrillon et de Peau d’Âne, nous avons actuellement le Tour du monde et les Enfants du capitaine Grant. Les charpentiers dramatiques ont suivi le mouvement, en puisant leurs sujets dans la bibliothèque des familles, et si leurs cadres ont changé, c’est qu’il s’est opéré d’abord un changement dans cette bibliothèque. Par parenthèse, on voit donc que le livre a une influence sur le théâtre : ce que certains critiques nient en affirmant que la littérature dramatique est une littérature complètement à part.

D’ailleurs, remarquez que les cadres seuls ont changé. On connaît la recette de l’ancienne féerie. Prenez cinq ou six personnages que vous placez sous l’influence double d’un bon génie et d’un mauvais génie, et vous aurez la pièce en promenant ces personnages tour à tour dans les pires catastrophes et dans les saluts les plus surprenants, pour arriver à un triomphe final.